(Épilogue [extrait 3])
YDR : D’où ça sort ça ? D’un tableau de Picasso ?
BD : (rire) Non, plutôt des statistiques du mathématicien du XVIIIe siècle Thomas Bayes. Tu te souviens, je l’avais évoqué au parc Turin pour expliquer le grand principe d’inférence statistique qu’on lui doit (voir encadré p.337). Celui où l’on doit choisir, parmi des hypothèses ou des modèles disponibles, celui qui semble le meilleur pour expliquer certaines données. C’est ce qui est à la base de notre « cerveau prédictif », mais c’est aussi le cas de la démarche scientifique en général ! Et on voit donc par ce chemin-là aussi pourquoi toutes les disciplines scientifiques vont avoir une part de subjectivité. En particulier en ce qui concerne la physique quantique dont l’objet d’étude est si loin de nos sens que l’appareillage qui nous permet de recueillir des données va donner lieu à une large part d’interprétations. Interprétations qui suscitent tant de débats en physique quantique et dont certaines, centrées sur ses effets les plus étonnants, lui ont donné cette aura de mystère. Mais selon Bitbol, le QBism permet de tarir à leur source plusieurs de ces mystérieux paradoxes de la physique quantique qui semblent impossibles à comprendre avec le gros bon sens d’une interprétation réaliste du monde.
YDR : Deux choses dont il faut se méfier, si je t’ai bien suivi.
BD : Exactement. Et tu devras laisser tant les mystères que le gros bon sens au vestiaire si tu veux comprendre ce que fait le physicien quantique vu par le QBism.
YDR : J’attache ma capuche de hoodie avec d’la broche pis j’t’écoute : vas-y ! (rires)
BD : Le physicien quantique ne décrit pas un monde extérieur préexistant, mais il anticipe plutôt les phénomènes qui émergent de l’interaction entre des « systèmes physiques » et un agent pourvu de prothèses instrumentales.
YDR : De « prothèses instrumentales» ?
BD : C’est la façon un peu métaphorique mais néanmoins très juste de Bitbol pour parler de tous nos instruments, nos machines, qui permettent d’étendre la portée de nos sens, dans l’infiniment loin ou, comme ici, dans l’infiniment petit. Dans ces conditions expérimentales sans lesquelles aucune donnée sur le monde subatomique ne pourrait être recueillies, le QBism affirme que les symboles et les formules de la théorie quantique n’expriment rien d’autre au fond que les paris des scientifiques à propos des phénomènes qu’ils font finalement émerger d’une complexité indicible qui demeure en background, si tu veux.
YDR : Ouf… J’veux ben… Mais c’est quand même hyper abstrait tout ça !
BD : J’essaie de rester au plus près des formulations de Bitbol parce que j’ai pas étudié en physique pour pouvoir les vulgariser en profondeur, désolé… Mais je peux peut-être te proposer une petite expérience de pensée qui évoque un peu ce qui est en jeu ici, je pense. Imagine que les dinosaures auraient survécu aux volcans et à l’astéroïde qui a heurté la Terre il y a environ 66 millions d’années. Imagine qu’ils auraient donc pu continuer à dominer les écosystèmes, à garder les mammifères relativement marginaux, et à développer une intelligence et un langage leur permettant de faire de la science. Est-ce que les accélérateurs de particules élémentaires qu’ils auraient construits avec leurs pattes griffues auraient été comme les nôtres ? Auraient-ils interprété les résultats de la même façon que nous avec leur cerveau de grand saurien ? Bref, auraient-ils découvert la même physique quantique que nous ?
YDR : Oh boy… Méchante bonne question !
BD : Dont je n’ai évidemment pas les réponses, mais ça suggère que loin d’être un « miroir du réel », nos théories correspondent plus aux questions qu’on est capable de se poser sur ce réel et aux « contraintes physiques » qu’elles mettent en évidence. Et ça aide de se décentrer, avec ce genre d’expérience de pensée, pour saisir un peu mieux cet aspect subjectif, incarné, des sciences en général et de la physique quantique en particulier, tu trouves pas ?
YDR : Ah c’est sûr qu’imaginer une gang de tyrannosaures pis de brontosaures en blouse blanche en train de jaser de protons pis d’électrons près d’une machine à café, ça aide à se décentrer pas mal… (rires)
BD : Pis avant que tu me le demandes, parce que j’suis sûr que c’est des objections qui te brûlent les lèvres : non, c’est pas une position qui mène à un solipsisme où on vit tout seul dans notre bulle, parce que Bitbol dit justement qu’on doit suspendre nos egos pour interpréter ensemble, au sein de la communauté scientifique, des expériences toujours fondées sur l’exploration de la nature; et non, ce n’est pas non plus une position qui mène sur« la pente glissante du relativisme» parce qu’on peut toujours comparer les théories, les juger sur leur efficacité, leur productivité, etc.; et oui, ça demeure de la science parce qu’on s’entend sur les mêmes règles, les mêmes lois, dans les mêmes situations.
YDR : Ouf, une chance que t’as clarifié ça sinon j’en aurais pas dormi d’la nuit ! (rires)
BD : On rit, on rit, mais au début quand j’ai commencé à comprendre un peu tout ça, je me réveillais quasiment la nuit pour y penser ! Dans le sens où c’est notre manière intuitive d’appréhender le monde depuis qu’on est tout petit qui s’effondre progressivement. Je me console un peu en constatant que c’est pas facile pour personne, même pour des philosophes de la physique quantique ! Y’en a un de réputé, Richard Healey, qui après avoir voulu s’en tenir à une interprétation réaliste et objective de ces phénomènes en est venu à dire que la principale barrière à une véritable compréhension de la mécanique quantique c’est pas notre incapacité à concevoir le monde étrange qu’elle décrit, mais bien plutôt notre croyance qu’elle doit être justement comprise comme une description de ce monde1!
YDR : Fait que toutes les équations mathématiques des sciences, toutes les lois de la physique apprises péniblement au secondaire pis qu’on nous présente un peu par défaut comme représentant la réalité, évidemment indépendante de ses observateurs, ben faut mettre ça de côté ?
BD : Je dirais qu’il faut les réinterpréter autrement, les voir plutôt comme un inventaire le plus précis possible, à un instant donné, de nos possibilités d’action sur le monde.En réponse, si j’ose dire, au « paysage d’affordance » que ces équations nous permettent de décrire. C’est quand même énorme comme switch mental, je sais ! C’est tout le vieux rêve qu’on pourrait se représenter par la pensée les choses « comme elles sont », et l’espoir de trouver en elle un fondement absolu par la raison, qui s’écroule. Je sais pas si tu vois tout ce que ça implique d’adopter cette ontologie phénoménologique de la physique2?
YDR : Moi quand y’a les mots « ontologie » et « phénoménologique » dans la même phrase, ça m’évoque pas spontanément de quoi de super concret ! (rires)