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Le langage humain : instinct particulier ou recyclage de facultés plus générales ?

BD : La question de savoir ce qui permet aux humains de parler oppose un peu deux écoles de pensée : celle qui suppose un instinct propre au langage, et celle qui le considère plutôt comme le résultat d’un autre recyclage neuronal de facultés plus générales. Dans la première école, des gens comme le psychologue de la cognition et linguiste Steven Pinker vont comparer le langage à d’autres adaptations du monde animal telles que les toiles d’araignées et les barrages de castor. Pour Pinker, les trois sont des « instincts »1. Le langage ne serait donc pas une invention humaine comme la maîtrise du métal ou l’écriture parce que certaines cultures ne possèdent pas ces technologies, mais toutes possèdent le langage. Il le considère donc comme un « module spécialisé » des facultés cognitives humaines. Et pas comme quelque chose de simplement issu de notre « intelligence générale ». Il partage en cela l’idée d’un autre linguiste de renom, Noam Chomsky.

YDR : C’est vrai, ça, que Chomsky est linguiste à la base. Y’a tellement bien décortiqué l’impérialisme de l’Oncle Sam que je l’oublie parfois…

BD : Pour ce qui est du langage en tout cas, Chomsky affirme que les humains semblent posséder une « grammaire universelle ». En deux mots, il s’agit d’un ensemble de contraintes inconscientes qui nous permettent de décider si une phrase est bien formée. Cette grammaire mentale n’est pas nécessairement identique pour toutes les langues, mais le processus par lequel, pour une langue donnée, certaines phrases sont perçues comme correctes et d’autres non serait, pour Chomsky, universel et indépendant de la signification de la phrase (S1). On ne parle donc pas ici de règles de grammaire arbitraires propres à une langue particulière, comme l’accord du participe passé en français, par exemple. C’est quelque chose de beaucoup plus général. Pour le dire comme Chomsky : « Les enfants naissent avec un dispositif cérébral pré-câblé pour l’acquisition du langage ». C’est d’ailleurs ce qui leur permettrait d’apprendre à parler si rapidement « sur le tas », de manière implicite, sans instructions explicites des parents au sujet des règles de grammaire, ce que Chomsky appelle la « pauvreté des stimuli ». C’est quand même assez étonnant, quand on y pense, que dès 18 mois les enfants produisent des phrases originales impliquant la compréhension de la syntaxe.

YDR : Fait que c’est ce que pense la majorité des linguistes ?

BD : La théorie de Chomsky a effectivement attiré une pluralité de linguistes, mais probablement jamais une majorité, car il y a toujours eu des théories rivales comme la sémantique générative ou la linguistique cognitive mises de l’avant par des linguiste comme George Lakoff ou Ronald Langacker2. Et dans d’autres domaines comme la philosophie, la psychologie ou l’intelligence artificielle, l’opposition a toujours été féroce aussi. De même que du côté de la recherche en acquisition du langage au cours des dernières décennies. Chomsky n’a donc jamais représenté le point de vue dominant mais comme il est charismatique et célèbre pour ses critiques des politiques étrangères américaines comme tu le sais si bien, les gens qui ne sont pas dans le domaine confondent sa renommée personnelle avec ses théories scientifiques. Parce que l’expression bien connue de « théorie du langage de Chomsky » n’est essentiellement qu’une succession de théories techniques pour la syntaxe. Steven Pinker fait aussi remarquer que Chomsky a fait durant des décennies des remarques informelles sur la nature innée du langage, qui ont d’ailleurs changé au fil des décennies, et n’ont jamais été suffisamment précises pour être confirmées ou les infirmées3. Sans parler du fait qu’il est toujours difficile de dire en quoi consiste la « grammaire universelle » ou une « faculté du langage » innée; c’est nécessairement très abstrait. Pinker ajoute cependant qu’à chaque fois qu’on a prétendu que les enfants n’ont pas besoin de processus cognitifs innés pour le langage, il a fallu en réintroduire une certaine forme quand on a voulu mettre en œuvre concrètement un modèle.

YDR : Ça pas l’air simple, tout ça…

BD : Effectivement. Et plus on étudie de langues sur les 6000 ou quelque qui existent encore dans le monde, plus leur incroyable diversité devient évidente et une grammaire qui serait universelle possiblement de moins en moins probable. Il y a des langues encore parlées en Australie où il n’y a pas d’ordre défini pour les mots d’une phrase. Il y en a d’autres où l’on crée des phrases avec de très longs mots formés de suffixes et de préfixes, comme dans la langue Inuktitut. Il y a aussi des langues qui n’ont pas de verbe « avoir » et d’autres, comme la nôtre, où il est omniprésent. Ce qui n’est pas sans inquiéter des gens qui ont beaucoup réfléchi à ces questions comme Hélène Trocme-Fabre pour qui une langue, c’est le regard d’une culture sur le réel4. Des études détaillées de l’acquisition du langage chez l’enfant ont aussi montré qu’ils utilisent d’abord des bouts d’expressions qu’ils entendent souvent. Par la suite ils apprennent des patterns, et plus tard finissent par généraliser à des règles de grammaire. Cela appuie une idée d’une grammaire qui émerge davantage d’un usage répété que d’un instinct. En fait, les enfants semblent avoir des capacités d’apprentissage beaucoup plus sophistiquées que ce que Chomsky avait décrit. Ils seraient aussi corrigés beaucoup plus souvent qu’on ne le pensait par les adultes qui répètent fréquemment l’expression fautive de la bonne manière. Et cela donnerait à l’enfant beaucoup de l’information nécessaire pour apprendre la langue5.

YDR : Fait qu’on pourrait apprendre à parler sans nécessairement avoir un « instinct » juste pour ça ?

BD : Il y a en effet plusieurs scientifiques qui mettent de l’avant l’idée inverse, c’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire de postuler des capacités instinctives spécifiques fournies par les gènes pour apprendre à parler6, même si certains gènes pourraient évidemment y contribuer plus ou moins directement (S2). Pour Cecilia Heyes par exemple, l’environnement de l’enfant, c’est-à-dire essentiellement les autres êtres humains qui l’entourent, lui apportent suffisamment d’information pour qu’il apprenne sa langue7. Elle souligne par exemple que les bébés naissants ont un biais attentionnel pour les visages. Si on dessine deux points au-dessus d’un autre point, un bébé va les suivre du regard plus longtemps que la même configuration inversée d’un point au-dessus de deux parce que la première évoque un visage avec deux yeux et une bouche en-dessous, mais pas la seconde. Pour des gens comme Heyes, s’il y a un instinct impliqué dans le langage, ce pourrait être quelque chose comme ça.

YDR : Quelque chose d’assez « basic » finalement ?

BD :  Oui, d’aussi basique que ce genre de biais attentionnel. Un autre exemple de ces réactions instinctives serait l’attention conjointe, ou « joint attention » en anglais, notre prédisposition à porter attention à l’endroit où se porte le regard d’un autre être humain. Des expériences montrent que les humains, dont l’orientation du regard est plus évidente que chez les autres primates à cause du blanc de nos yeux, sont très sensibles à ce que regarde les yeux des autres. Et que ce pourrait être une caractéristique ayant favorisé les interactions sociales coopératives, en particulier entre les parents et les enfants en bas âge8.

Attention conjointe. Source : https://www.optimome.fr/2023/10/16/bebe-tout-savoir-sur-lattention-conjointe-et-sur-ses-effets-benefiques-pour-lenfant/

Des biais attentionnels comme ceux-là ne sous-entendent aucun processus cognitif complexe comme une grammaire universelle. Ce sont des comportements innés très simples. Mais le fait de les avoir a d’énormes conséquences pour une espèce au milieu socioculturel très riche comme la nôtre. Ça veut dire que pratiquement dès notre naissance, on est en mesure de capter énormément d’information en provenance des autres. Heyes parle de « richesse des stimuli », en paraphrasant de façon un peu provocatrice l’idée maîtresse de « pauvreté des stimuli » de Chomsky. Parce qu’il semblerait que les études sur lesquelles a été basé cet argument de la pauvreté des stimuli ne sont pas représentatives de l’interaction réelle entre adulte et enfant durant l’apprentissage de la langue maternelle. Et que finalement, comme je l’ai mentionné, on corrigerait l’enfant beaucoup plus qu’on pensait. D’où la proposition de Heyes et bien d’autres de considérer le langage un peu comme un « gadget cognitif », un truc qui a été bricolé sur le tard avec différents mécanismes d’apprentissage généraux qui avaient été sélectionnés pour autre chose, par exemple pour apprendre des séquences9. Le langage serait donc, encore une fois, quelque chose qui relève d’un recyclage ou d’un bricolage de l’évolution.


  1. The Language Instinct (Wikipédia) ↩︎
  2. Sémantique générative (Wikipédia) / Linguistique cognitive (Wikipédia) / Grammaire cognitive (Wikipédia) ↩︎
  3. Is Chomsky’s Theory of Language Wrong? Pinker Weighs in on Debate (2016) ↩︎
  4. Hélène Trocmé-Fabre – Apprendre (2021) ↩︎
  5. Why language is neither an instinct nor innate (2014) ↩︎
  6. The “Language Instinct” Debate : Revisited Edition (2007) ↩︎
  7. « Cognitive Gadgets » with Cecilia Heyes (BS 168) (2020) ↩︎
  8. Reliance on head versus eyes in the gaze following of great apes and human infants: the cooperative eye hypothesis (2007) / Ways to Promote Joint Attention With Your Child ↩︎
  9. « Cognitive Gadgets » with Cecilia Heyes (BS 168) (2020) ↩︎