(8e rencontre [extrait 2])
BD : Il est important de se rappeler qu’il y a, dans le cerveau humain d’aujourd’hui, certaines structures nerveuses qui sont apparues il y a très longtemps, d’autres plus tard, et d’autres encore plus récemment. Paul MacLean est l’un des premiers neurobiologistes à avoir mis de l’avant cette idée avec son cerveau à trois étages proposé dès les années 19601 : le reptilien, le limbique et le néocortex, une grossière simplification comme tu peux maintenant t’en rendre compte. Mais en même temps, comme souvent, c’était un premier débroussaillage qui allait être raffiné par des gens comme Jaak Panksepp dont je t’ai aussi présenté l’approche évolutive dans la genèse des émotions qui fait la part belle aux structures sous-corticales communes à tous les mammifères. Aujourd’hui on va s’inspirer d’un chercheur contemporain qui approfondit encore davantage cette tradition. Il s’agit de Paul Cisek, que j’ai eu la chance de voir plusieurs fois en conférence puisqu’il travaille à l’université de Montréal2. J’ai donc souvent parlé de ses travaux dans mon blogue (B1, B2, B3). Cette fois, ce qui va nous aider, c’est un article qu’il a publié en 2019 où il pousse encore plus loin son entreprise de raffinement de l’origine phylogénétique de nos comportements3. Je peux évidemment pas te faire un séminaire sur cet article au complet mais…
YDR : …mais je sens que tu vas me le détailler pareil. Ce serait bien, déjà, si tu me perdais pas dans ton introduction. Genre : qu’est-ce ça mange en hiver ça un « raffinement de l’origine phylogénétique de nos comportements » ?
BD : Ouais, s’cuse, bonne question…C’est l’idée selon laquelle chaque hypothèse que l’on fait sur un mécanisme neuronal pour expliquer un comportement est conçu comme l’extension d’un autre mécanisme ancestral. Donc qu’il faut chercher à comprendre les innombrables petites modifications qui se sont accumulées durant des millions d’années d’évolution et qui ont permis l’apparition de comportements de plus en plus élaborés. Comme on l’a mentionné à plusieurs reprises, notamment au mont Royal en parlant du bricolage de l’évolution (voir encadré p.216), l’organisation des systèmes nerveux est moins déterminée par des défis fonctionnels que par les contraintes existantes au sein même du système à chaque étape de son évolution.
YDR : Au fond, c’est pas mal ton idée que quand l’évolution construit du neuf, c’est toujours à partir du vieux…
BD : Tout à fait. Et ça implique aussi que les catégories conceptuelles qu’on utilise depuis des générations pour classer et pour étudier les comportements ne sont peut-être pas les meilleures quand vient le temps d’essayer d’en décortiquer les mécanismes sous-jacents dans le cerveau.
YDR : Pourquoi ça ?
BD : Parce que justement c’est souvent des concepts issus de la psychologie, ou en tout cas bien avant qu’on puisse vraiment regarder dans le cerveau avec les outils des neurosciences. On l’a vu avec les émotions dont on peine à trouver des circuits cérébraux qui leur seraient spécifiques. Même chose pour des concepts couramment utilisés en sciences cognitives comme l’attention, la mémoire de travail ou la prise de décision. Y’a beaucoup de débats sur les réseaux qui les sous-tendent parce que c’est pas évident de leur associer des structures cérébrales particulières. On a aussi beaucoup parlé de cognition dans nos rencontres, qui est ce que tout bon neurobiologiste va avoir tendance à placer spontanément entre la perception et l’action. Mais est-ce que c’est vraiment comme ça que les cerveaux sont structurés ? Ou est-ce qu’on pourrait pas développer une taxonomie différente qui reflèterait davantage les mécanismes biologiques qui se sont mis en place progressivement ? Et qui aurait donc peut-être une meilleure adéquation avec ces circuits ?
YDR : Poser la question, c’est y répondre. J’pense que tu viens de me spoiler ton punch…
BD : Oui, bon, peut-être. Mais ça dit pas comment on arrive à les redéfinir, ces concepts. D’où la petite récapitulation généalogique que je te propose. Tu vas voir, au début on va pouvoir aller assez vite parce que comme on a déjà pris la bonne habitude de suivre le plus possible une approche évolutive dans nos rencontres précédentes, on a déjà parlé de pas mal des premières étapes de l’émergence des comportements des animaux. Parce que ce qu’on va essayer de faire, c’est de suivre un schéma pas mal éclairant qu’il y a dans l’article de Cisek et qui ressemble un peu à un arbre généalogique d’ailleurs. Mais pas juste des générations qui nous ont précédées : de tous nos ancêtres animaux ! Tu me passes le petit bout de bois là-bas ?
YDR : Ça ?
BD : Oui, merci. Je vais essayer de te tracer par terre cet espèce d’arbre phylogénétique qui décrit à la fois l’émergence de nos structures cérébrales et l’apparition des comportements qu’elles rendent possibles.
YDR : Oh yeah… Du bon usage de la terre battue du parc Turin !
BD : C’est un enchaînement qui comporte des bouts plus techniques que j’aimerais quand même te résumer rapidement, parce que, comme on l’a dit, c’est là que se cachent plusieurs petits détails diablement importants du développement de nos comportements. Alors tout en haut, t’as évidemment l’apparition de la vie qu’on peut décliner en deux caractéristiques principales : d’un côté t’as tout ce qui concerne le métabolisme, le maintien de la structure, l’autopoïèse quoi; et de l’autre, t’as la mémoire génétique de tout ça, l’ADN et tout ce qui touche à la reproduction.
Source : https://link.springer.com/article/10.3758/s13414-019-01760-1/figures/8
YDR : On avait vu ça autour du feu de camp en campagne, non ?
BD : Exact. Là ensuite on va suivre le premier embranchement, le métabolisme, pour encore une fois y distinguer deux choses, dont on a parlé la dernière fois à St-Hyacinthe : la physiologie, c’est-à-dire les régulations internes, des hormones entre autres, qui vont assurer l’équilibre de ce milieu intérieur; et les comportements qui sont, si tu te rappelles bien une de mes tirades, ni plus ni moins que des boucles de régulation, mais à l’extérieur de l’organisme. Des boucles qui impliquent le mouvement, et donc un comportement, pour éventuellement se rapprocher d’une ressource et se l’approprier. Durant l’évolution, des mécanismes nerveux associés à ces deux grandes familles de comportement vont s’observer dès les premiers animaux multicellulaires. Chez ces animaux encore plus ou moins sphériques au système nerveux rudimentaire, comme les méduses ou les anémones de mer d’aujourd’hui, les neurones se répartissent déjà en deux grandes régions. D’abord la région apicale qui est riche en cellules sensibles aux molécules chimiques en solution et à la lumière. C’est cette région qui va s’occuper des états de base comme la gestion de l’énergie ou les cycles d’activité et de repos. Tout ça en sécrétant diverses neurohormones, comme on l’a vu la dernière fois, étant donné que système nerveux et système hormonal ne sont pas encore vraiment différenciés. Et puis, à l’autre bout de l’animal, d’autres neurones vont contrôler les contractions rythmiques qui produisent soit l’aspiration d’eau dans l’organisme ou la propulsion par l’éjection rapide de cette eau. On aura donc un début de spécialisation du système nerveux qui va donner, d’une part, des mécanismes de contrôle de l’état général de l’organisme, ce qu’il a besoin pour demeurer dans un état viable pour son métabolisme; et d’autre part, des comportements moteurs tournés vers l’environnement, vers ce qui s’y trouve comme ressource intéressante pour cet organisme.
YDR : Comme l’histoire de la bactérie qui nageait vers la confiture crachée par le tuyau dans la Yamaska ?
BD : En plein ça. Le mouvement et la physiologie vont donc très tôt se compléter. Il faut peut-être rappeler ici que le milieu extérieur est, par définition, hétérogène en termes de ressources. Donc il y a des endroits où les ressources sont plus concentrées, et d’autres où elles le sont moins. À partir de là, les mouvements d’un animal vont éventuellement l’amener dans une région de l’environnement avec plus de ressources. Si, de façon très élémentaire, les capteurs sensoriels de cet animal peuvent alors sentir qu’il y a plus de ressources où il se trouve et que l’animal peut alors ralentir ses mouvements, on voit tout de suite le caractère adaptatif d’une telle opposition : explorer, puis s’arrêter pour exploiter ce qu’on a trouvé. Ces deux grandes familles de comportement vont être à la base de toute la vie animale. Nos deux grands systèmes, sympathiques et parasympathiques, en sont la version élaborée dans le corps humain. Et on avait vu la dernière fois que cette motivation à explorer le monde provient de valeurs affectives associées à certaines substances neuromodulatrices. Valeurs qui découlent elles-mêmes de la mémoire des couplages entre les besoins physiologiques d’un corps particulier et des éléments de l’environnement, et qui vont aider à orienter cette exploration pour la rendre plus efficace4. Ce qui est fascinant avec ça, c’est qu’on a pu montrer que chez plusieurs de ces animaux primitifs, c’est déjà la molécule de dopamine qui est sécrétée pour favoriser la recherche de nourriture et son exploitation dans l’environnement immédiat de l’animal5. Donc un rôle très proche de celui que la dopamine joue encore dans la recherche de récompense chez les mammifères et les humains. Je t’en avais déjà parlé sur la rue Saint-Laurent et même la dernière fois à Saint-Hyacinthe pour montrer à quel point des molécules apparues très tôt dans l’évolution sont restées associées aux mêmes fonctions jusqu’à nous.
YDR : C’est pas inintéressant tout ça, mais sérieux on commence à être rendus pas mal loin des humains qui jouent au soccer, par exemple…
BD : Pas tant que ça ! Parce que si tu regardes ce que fait la porteuse de ballon en ce moment, elle essaie juste d’éviter le danger d’un adversaire à sa droite, puis d’un autre à sa gauche. Et que font-ils ces adversaires ? Ils cherchent à s’approcher et à s’emparer du ballon, qui est la récompense, l’objet convoité, ou gratifiant, comme disait Laborit.
YDR : Ouais, l’objet gratifiant… Quand il disait que c’est ça au fond qu’on est l’un pour l’autre dans une relation amoureuse, ça faisait grincer les dents à ben des romantiques !
BD : C’est sûr que nous les humains on va pouvoir ajouter pas mal de couches de sens à nos relations amoureuses. Mais à la base, d’un point de vue évolutif, il n’avait pas tort. C’est ce qu’on essaie de voir en ce moment, mais trop vite évidemment. J’aimerais peut-être juste quand même te dire deux mots sur les lancelets, ces créatures semblables à des poissons et dont les ancêtres sont les précurseurs des vertébrés. Les lancelets6 sont intéressants entre autres parce qu’ils possèdent plusieurs organes semblables à ceux des poissons d’aujourd’hui, mais sous une forme primitive qui permet d’entrevoir leur complexification subséquente jusqu’aux poissons. Leurs branchies ne leur servaient par exemple qu’à se nourrir, pas encore à respirer comme celles des poissons. Même chose pour leur système circulatoire qui n’avait pas de globules rouges ou d’hémoglobine pour transporter plus efficacement l’oxygène. Ces « raffinements » se feront plus tard. Pour ce qui est de leur système nerveux, il va suivre la forme de leur corps allongé et leur cerveau va être constitué de structures nerveuses rudimentaires ressemblant à un hypothalamus, impliqué dans l’homéostasie, rattaché à un tronc cérébral et une moelle épinière qui, eux, vont assurer la nage ondulatoire de ces organismes. Le point important ici, c’est de mentionner qu’une des fonctions fondamentales du cerveau des lancelets était de pouvoir faire le switch, si tu veux, entre sa locomotion et son autre état principal de non-locomotion, le comportement d’alimentation7. Et cette opposition-là va demeurer présente jusqu’à nous.
YDR :C’est vrai qu’en c’moment, y’a une grosse différence entre ceux qui courent après un ballon pis ceux comme nous qui sont effouarés à boire d’la bière…
BD : Bien vu. Et donc ensuite avec l’avènement des premiers vertébrés, des poissons apparus il y a 530 millions d’années8, la région apicale du système nerveux va continuer d’être impliquée dans l’exploitation des ressources pour maintenir l’état d’équilibre intérieur de l’organisme et va devenir ce qu’on appelle aujourd’hui l’hypothalamus, avec ses circuits qui vont aussi contrôler la température et les cycles circadiens liés à la succession des jours et des nuits. Toujours chez les vertébrés, du côté de la locomotion assurée par le tronc cérébral et la moelle épinière, va s’ajouter ce qui va bientôt devenir le mésencéphale. Et ça, ça va se faire en parallèle avec l’apparition de deux yeux, un de chaque côté de la tête, au lieu du spot unique de cellules photosensibles qu’il y avait avant chez les organismes plus primitifs. Quand ces yeux vont commencer à avoir une surface rétinienne capable de créer une carte topographique en deux dimensions de ce qui se passe dans le monde extérieur, la partie supérieure arrière du mésencéphale, le tectum caudal, va recevoir ces afférences et prendre de l’expansion. De sorte qu’il y aura bientôt dans ce tectum une carte capable d’orienter les réponses de fuite dans la direction opposée aux menaces. Et s’il y a deux menaces, comme deux défenseurs qui s’approchent de toi en même temps quand t’as le ballon, ton tectum va faire immédiatement une sorte de moyenne topographique qui va t’amener à te faufiler entre les deux.
YDR : Ouais, ça se passe vraiment vite des fois, pis on se demande comment on a fait pour trouver l’ouverture…
BD : Où ça va devenir vraiment intéressant pour la suite aussi, c’est que la partie avant ou rostrale du tectum va se mettre à prendre en charge les mouvements d’orientation vers les ressources d’intérêt pour l’animal. Autrement dit, elle va coordonner les mouvements d’approche, toujours en lien avec ce que les indices visuels de la rétine lui fournissent. Mais dans ce cas-ci, les neurones du tectum rostral ne vont pas fournir une moyenne comme output, ce qui serait complètement dysfonctionnel dès qu’il y aurait plus qu’une source de nourriture.
YDR : Comment ça ?
BD : Ben l’animal tendrait à se diriger entre les deux, comme tantôt, et donc n’en attraperait aucune. Donc ici le calcul va plutôt être de type « winner-takes-all »9, comme on dit en anglais. Et cette idée de compétition entre les neurones où un groupe particulier finit par gagner et remporter toute la mise, c’est-à-dire devenir la seule commande motrice effective, ça va être un principe très général pour la sélection des comportements. C’est le cas par exemple de la grenouille dont les circuits du tectum agissent comme un véritable détecteur pour les moustiques qui passent à proximité. Et ça peut se faire avec des mécanismes de base aussi simple que l’inhibition latérale, quand des neurones inhibent l’activité de leurs voisins, par exemple [3e rencontre]. On retrouve ça déjà dans le tectum d’animaux aussi anciens que la lamproie. Et ça peut produire ce type de réponse « winner-takes-all » qu’on va retrouver aussi à plein d’endroits dans le cerveau humain quand on va parler tantôt de la prise de décision.
YDR : Parlant de « winner », j’pense que les noirs viennent de gagner. Y va rester un autre match après…
BD : Les gens ont l’air épuisés…
YDR : Les deux équipes ont travaillé fort, c’est ça que ça donne après une heure et demi… Et tu vois, malgré ça, y’a juste les noirs qui vont récolter des points au classement, parce que comme tu dis, c’est « winner-takes-all ». Ça m’a toujours gossé ce principe-là, même dans une ligue amicale comme la Ligue du Peuple où on l’applique « pour le fun »… On a eu des débats sans fin là-dessus. Mais là où on s’entend par exemple, c’est sur les conséquences désastreuses de ce principe-là dans le système capitaliste où, par définition, on fait de l’argent avec de l’argent. Là, le gros fun, y’é pour une poignée de salopards qui s’accaparent tout…
BD : Y’a quand même quelques milliardaires, comme Warren Buffett je crois, qui affirment publiquement vouloir être plus taxés, non ?
YDR: Ostie ! Repompe-moi pas ave le mythe du bon milliardaire toé10 ! C’est les pires ! Ceux qui veulent te faire accroire que leur richesse éhontée est le résultat d’une distorsion du système quand, en fait, le problème C’EST le système ! Le système capitaliste dont les règles permettent de s’approprier et de garder des sommes astronomiques pendant que des millions de personnes manquent de nourriture, de logement, de soins de santé, d’éducation pis de la simple dignité de base pour être heureux, calvaire. Sans parler du caractère anti-démocratique de cette accumulation de richesse-là, où le principe du « un vote, une personne » est complètement dénaturé. Parce que ces gens-là, comme Buffett pis son ami Bill Gates11, font dans la philanthropie, vois-tu. Ils donnent des millions qui les font bien paraître aux yeux de la populace, mais qui sont juste des miettes évidemment pour eux. Pis ça, ça leur donne un pouvoir énorme complètement illégitime sur la société. Gates est devenu une voix incontournable en faveur des campagnes de vaccination mur à mur sans aucun discernement. À ce que je sache, ce type a jamais été élu. C’est plutôt le gars des systèmes d’exploitation propriétaire installé sur les ordis qu’on achète pis à qui on a pas le choix de payer une cote, méchant philanthrope12 ! Tout c’que c’monde-là fait, c’est de nous faire accroire qu’y veulent régler des problèmes qu’ils ont contribuer à créer13 ! Fait que « bons milliardaires » mon cul, hein…
BD : Ouais, bon… Je voulais pas te restarter là-dessus j’t’assure. Je sais que « le diable est dans les détails », pis que ces détails-là, tu les connais mieux que moi. Pour nous ramener sur un terrain moins glissant – sans mauvais jeu de mots – j’aurais le goût de rentrer juste un peu dans les détails, justement, de ce que je te racontais tantôt parce que ça révèle dans ce cas-ci l’influence subtile d’une force plus neutre, celle du bricolage de l’évolution. Neutre dans le sens où contrairement au capitalisme, l’évolution ne cherche pas toujours à « optimiser » un être vivant, mais simplement à l’aider à rester en vie. Et l’exemple que je voulais te détailler un peu là-dessus, c’est qu’à partir des mammifères, le tectum optique va devenir ce qu’on appelle le collicule supérieur. Et quand, chez le rongeur, on stimule électriquement la partie médiane de ce collicule supérieur, qui reçoit normalement son information du champ visuel au-dessus de l’animal, ça produit des comportements défensifs et d’évitement. Mais quand on en stimule la partie latérale qui reçoit son information plus du bas du champ visuel de l’animal, ça produit des comportements appétitifs d’approche. La beauté de tout ça, c’est que pour un rongeur, les prédateurs s’approchent pas mal toujours d’en haut et la nourriture se trouve pas mal tout le temps par terre, vers le bas.
YDR : J’avoue que c’est quand même pratique pour la survie d’avoir le cerveau câblé de même…
BD : Ça donne aussi une idée de ce que des gens comme Karl Friston veulent dire quand ils parlent du corps d’un animal globalement comme d’un « modèle statistique » de son environnement. Un autre exemple évident serait les rythmes circadiens dans notre corps, ces fluctuations de nos taux d’hormone sur une période de 24 heures en phase avec l’alternance des jours et des nuits, pour aider à nous y adapter. En baissant par exemple un peu notre température corporelle la nuit pour réduire l’écart avec la température nocturne extérieure alors plus fraîche. On reviendra peut-être là-dessus plus tard si y’a une prolongation à ce dernier match !
YDR : Ça pas l’air parti pour ça, Max vient encore de compter un but…
BD : Pour l’instant, je voudrais continuer à suivre l’apparition de nos grandes structures cérébrales et des comportements qu’elles vont rendre possibles. Et une autre étape importante, ça va être celle où des neurones de la partie rostrale du tube neural vont se distinguer de l’hypothalamus primitif pour donner naissance au système olfactif et à un télencéphale primitif. Le télencéphale, particulièrement développé chez les mammifères et les primates, désigne couramment les deux hémisphères cérébraux avec les structures sous-corticales associées. Durant le développement, il apparaît lorsque le prosencéphale, le renflement le plus rostral des trois qui constituent alors notre cerveau, se subdivise en deux, la partie la plus rostrale donnant le télencéphale14 et l’autre le diencéphale (voir encadré p.103). Mais pour en revenir au système olfactif, jusqu’ici, les animaux évaluaient les nutriments de l’environnement en les mangeant. Maintenant, ils peuvent les évaluer à distance, par les molécules qu’elles émettent, par leur odeur. C’est un gros avantage !
YDR : Ça dû les aider pas mal à savoir dans quelle direction aller.
BD : Oui, ça ajoute un système de plus qui aide à orienter les comportements.
YDR : De plus ?
BD : De plus que ce que va apporter le télencéphale primitif, ce qui n’est pas rien non plus puisqu’il va permettre à nos différentes boucles sensorimotrices de se mettre en place. On aura donc de plus en plus de systèmes sensoriels différents qui vont œuvrer en parallèle pour influencer nos comportements. Parce que t’as aussi, dès les premiers vertébrés, un petit thalamus qui commence à se développer dans ce qui deviendra plus tard le diencéphale en incluant la forme moderne de l’hypothalamus. Mais pour aller vite, disons que toutes nos boucles sensorimotrices sauf l’olfaction vont passer par ce thalamus pour atteindre le télencéphale primitif, comme on l’avait vu au mont Royal [5e rencontre]15. Et que de ce télencéphale primitif vont partir des efférences motrices qui vont descendre vers le mésencéphale où se trouvent les circuits de l’approche et de l’évitement, et aussi vers le tronc cérébral et la moelle épinière où se trouvent les circuits qui contrôlent la locomotion. Question d’ajouter une couche de contrôle éventuellement plus consciente, plus volontaire là-dessus. Je vais pas mal vite ici pour arriver au moment où ce télencéphale primitif va finir par se différencier en pallium et en sous-pallium.
Vue sagittale de l’organisation de base du cerveau ancestral des vertébrés. OB = olfactory bulb; PH =, peduncular hypothalamus; TH = terminal hypothalamus; SNr = substantia nigra reticulate (voir le schéma original pour plus de détails). Source : adapté de https://link.springer.com/article/10.3758/s13414-019-01760-1/figures/6
Le pallium va être à l’origine de comportements influencés par les odeurs, tandis que les sous-pallium va aider à choisir parmi ces comportements en fonction des récompenses anticipées16. C’est ce sous-pallium qui va éventuellement devenir nos noyaux gris centraux qui, tu te souviens, contribuent encore chez l’humain à déclencher tel ou tel comportement. Donc à mesure que le système nerveux se complexifie, on assiste à une prise en charge plus détaillée et plus riche de tous ces comportements. En l’occurrence ici, la région ventrolatérale du pallium va guider les comportements d’approche appétitifs à partir d’indices olfactifs et visuels et va devenir dans le cerveau des primates le bulbe olfactif, l’insula et le cortex piriforme. Quant au pallium médian, il va aussi utiliser les indices olfactifs et visuels disponibles mais il va s’en servir pour orienter sa navigation dans l’environnement. Et dans notre cerveau, ça va devenir une structure dont on a beaucoup parlé pour la mémoire spatiale chez le rat, et plus tard pour la mémoire déclarative chez l’humain17…
YDR : Ah oui, l’hippocampe !
BD : Exact ! D’ailleurs, tu te souviens peut-être que la position de l’hippocampe qui est effectivement demeurée très médiane dans notre cortex temporal. Et aussi qu’on en a parlé comme étant du « vieux cortex » quand je te l’ai présenté parce que comme on vient de voir, il est apparu avant le reste du « néocortex ». Une autre structure importante dont on a parlé, le cervelet, va se développer à partir d’une excroissance au niveau du tronc cérébral des premiers poissons entre 500 et 450 millions d’année18 pour recevoir des afférences sensorielles et contribuer à l’équilibre d’abord, puis à la régulation motrice.
YDR : Ah ça, ça nous sert encore pas mal quand on joue au foot, non ?
BD : Oui, mais pas que. Le cervelet va aussi prendre une grande importance chez les primates dans de nombreux phénomènes cognitifs, comme on en avait parlé au mont Royal [5e rencontre]19. D’autres innovations vont suivre avec l’apparition des premiers vertébrés terrestres il y a environ 400 millions d’années20. Au niveau du corps, tu vas avoir la vessie natatoire qui va se transformer en poumons et les nageoires qui vont devenir des pattes. Et donc ça va amener le développement de nouveaux circuits nerveux pour contrôler non seulement la locomotion terrestre mais aussi toutes sortes de nouvelles opportunités qu’offre la vie terrestre, au niveau de la vision notamment. Et c’est là que tu vas avoir la région dorsale du pallium qui va se mettre à se développer pour devenir éventuellement le cortex cérébral chez les mammifères21. Durant son évolution, les différentes boucles qui opèrent en parallèle, que ce soit les boucles sensorimotrices ancestrales ou les premières boucles de rétroaction avec les noyaux gris centraux et le cervelet, vont demeurer présentes, même si elles vont forcément se réorganiser et se complexifier à mesure que le cortex va prendre de l’expansion.
YDR : Man, j’t’écoute, mais j’dois avouer que j’en perds des bouttes…
BD : Courage, j’achève ! Il me reste juste une grande différenciation à présenter. Elle s’est faite il y a environ 300 millions d’années avec l’apparition des premiers mammifères. À partir de là, on va pouvoir distinguer dans le néocortex une région dorsomédiane d’une région ventrolatérale22.
Vue sagittale de l’organisation de base du cerveau de mammifère. OB = olfactory bulb; PHy = peduncular hypothalamus; SNc = substantia nigra compacta; SNr = substantia nigra reticulata; THy = terminal hypothalamus; VTA = ventral tegmental area; ZLI = zona limitans intrathalamica; MHB = midbrain/hindbrain boundary (voir le schéma original pour plus de détails). Source : adapté de https://link.springer.com/article/10.3758/s13414-019-01760-1/figures/6
La première va être organisée topographiquement en fonction du monde extérieur. Elle contient différents groupes de neurones capables de déclencher des comportements simples qui sont propres à une espèce, comme des mouvements pour se défendre, pour saisir, mâcher et même porter de la nourriture à sa bouche pour les primates. Chez ces derniers, c’est ce qui va devenir les régions prémotrices, motrices, sensorimotrices, le cortex cingulaire, le cortex pariétal ou la région dorsolatérale du cortex préfrontal. Dès son apparition, le cortex dorsomédian génère donc ce qu’on a appelé des « action maps », des plans d’action de plus en plus complexes23. Creuser, attraper ou grimper, deviennent progressivement possibles. Chez les primates, l’expansions du cortex pariétal en particulier va permettre une grande dextérité dans la manipulation d’objets guidée par le regard.
YDR : Pis l’autre région du cortex ? T’avais pas dit qu’y en avait deux ?
BD : Oui, j’y arrive. T’es toujours là, c’est bon… L’autre c’est la région ventrolatérale qui, elle, n’a pas d’organisation topographique. Elle va être à l’origine du cortex orbitofrontal, insulaire ou temporal et semble s’être spécialisée pour sélectionner le type d’action qui est le plus pertinent dans une situation donnée24. Et pour ça, les structures corticales ventrolatérales doivent être informées de l’état physiologique du corps via l’insula par exemple, et aussi de la présence de certains stimuli clés dans l’environnement. Et encore une fois on va atteindre de nouvelles possibilités avec le cortex temporal des primates qui va devenir de plus en plus sophistiqué pour reconnaître différentes catégories d’objets, et plus seulement quelques stimuli particuliers. Autrement dit, qui va devenir capable de construire, à partir de caractéristiques simples dans le monde, des catégories de plus haut niveau qui vont avoir du sens pour l’organisme.
YDR : Comme quoi par exemple ?
BD : Le type particulier d’une menace qui s’approche. On sait par exemple que les singes vervets peuvent distinguer leurs trois principaux prédateurs, les léopards, les serpents et les aigles, parce qu’ils ont des cris et des comportements différents lorsque l’un d’eux s’approche25. Et ça, ça nous dit que le cerveau doit alors mettre en relation une catégorie d’objet particulier avec l’état interne de l’organisme et peut-être un comportement requis. Comme voir un prédateur avec une façon efficace de le fuir. Ou voir le lien entre un fruit et un besoin d’énergie ressenti à un instant donné. Donc on constate que la sélection d’un comportement va aussi dépendre de la contribution d’autres parties du cerveau, comme l’hypothalamus pour avoir l’heure juste sur l’état du taux de sucre dans l’organisme, par exemple. Finalement, on se rend compte que les catégories pertinentes pour décider quoi faire ne sont pas tant les représentations des objets en soi, mais plutôt la valeur subjective que suscite tel ou tel objet pour un organisme à tel ou tel moment. Autrement dit, ce dont un animal a besoin, ce sont des indices qui vont l’aider à prioriser une action par rapport à une autre, en tenant compte des valeurs, bonnes ou mauvaises, que suscitent ces indices pour le corps particulier de cet animal. Et donc ce vers quoi on va mettre l’accent maintenant, c’est sur tout le contexte environnemental qui offre à tout moment à un animal différentes opportunités de comportements entre lesquels il devra choisir.
- Triune brain (Wikipédia) ↩︎
- Paul Cisek ↩︎
- Resynthesizing behavior through phylogenetic refinement (2019) ↩︎
- Affordances and Motivation (2020) ↩︎
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- Lancelet (Wikipédia) ↩︎
- Basic features of the ancestral chordate brain: a protochordate perspective (2008) ↩︎
- Histoire évolutive des poissons (Wikipédia) / Les premiers vertébrés et les premières étapes de l’évolution du crâne (2009) ↩︎
- Winner-take-all (computing) (Wikipédia) ↩︎
- Warren Buffett and the Myth of the ‘Good Billionaire’ (2021) ↩︎
- Warren Buffett resigns from Gates Foundation, has donated half his fortune (2021) ↩︎
- Bill & Melinda Gates Foundation – Criticism (Wikipédia) ↩︎
- Why Billionaires Like Bill Gates Can’t Fix the Problems They Helped Create (2021) ↩︎
- L’ île aux fleurs – Jorge Furtado (1989) ↩︎
- Evolution of the thalamus: A morphological and functional review (2008) / Prehistory of the thalamus ↩︎
- Chapter 19 – Gating of Cortical Input to the Striatum (2010) ↩︎
- Novel encoding and updating of positional, or directional, spatial cues are processed by distinct hippocampal subfields: Evidence for parallel information processing and the “what” stream (2018) ↩︎
- Cerebellum-like structures and their implications for cerebellar function (2008) ↩︎
- Embodied cognitive evolution and the cerebellum (2012) / Reciprocal evolution of the cerebellum and neocortex in fossil humans (2005) ↩︎
- The earliest known stem-tetrapod from the Lower Devonian of China (2012) ↩︎
- The evolutionary origin of the mammalian isocortex: towards an integrated developmental and functional approach (2003) ↩︎
- Developmental mechanisms channeling cortical evolution (2015) ↩︎
- Ethological Action Maps: A Paradigm Shift for the Motor Cortex (2016) ↩︎
- Cortical mechanisms of action selection: the affordance competition hypothesis (2007) ↩︎
- Les Vervets d’Afrique qui utilisent leur “appel à l’aigle” face à un drone nous renseignent sur l’évolution du langage (2019) ↩︎