(6e rencontre [extrait 1])
BD : Sur cette question-là, j’ajouterais qu’il y a certains moments où notre cerveau semble mieux disposé à se laisser perturber ou à laisser passer de l’information d’une structure cérébrale à une autre. En anglais, on parle de « gating effect », comme une porte qui s’ouvre et se referme périodiquement pour laisser entrer plus ou moins d’information1.
YDR : Pis j’suppose que l’ouverture et la fermeture de ta porte, ça correspond à des rythmes dans notre cerveau ?
BD : C’est en plein ça ! Et ce que ça va créer, je l’ai évoqué plus tôt aussi, c’est des fenêtres d’opportunité temporelles pour que certains phénomènes surviennent mieux à un moment qu’à un autre. Par exemple, quand un signal nerveux arrive à sa destination et que l’oscillation en cours est dans sa phase dépolarisée où plusieurs neurones font déjà feu, son effet risque d’être pas mal moins remarqué que s’il arrive dans la phase hyperpolarisée où la plupart des neurones sont silencieux. Le ratio signal/bruit sera alors bien meilleur. Mais à l’opposé, la phase de dépolarisation peut aussi, si elle n’est pas trop grande et donc pas déjà en train de provoquer des influx nerveux spontanément, aider à passer le seuil de déclenchement d’un influx nerveux à des signaux qui lui parviennent et qui seraient trop faibles pour en déclencher si le neurone était simplement à son potentiel de repos ou dans sa phase d’hyperpolarisation. Bref, on a là une autre façon par laquelle le timing d’un signal par rapport à la phase de l’activité oscillatoire endogène peut faciliter ou au contraire rendre plus difficile le passage d’un message nerveux dans un circuit donné2. Et ça, ça nous ramène tout droit à l’idée qu’au lieu d’attendre patiemment les messages qu’on lui envoie, une région cérébrale peut créer une fenêtre temporelle à l’intérieur de laquelle elle aura plus de facilité à recevoir des messages.
YDR : Ton histoire de régions « lectrices » de tantôt ?
BD : Oui, c’est ça. C’est un peu comme un patron qui décide de faire une réunion pour écouter les directeurs de différents départements lui faire leur rapport. Les subordonnés se présentent à l’heure décidée par leur supérieur, qui est aussi l’initiateur du dialogue et qui leur offre toute son attention durant la réunion.
YDR : Bah… J’aime pas c’te métaphore-là un peu clichée avec monsieur le Big Boss qui daigne prendre de son précieux temps pour écouter ses employés.
BD : Ouais, bon. C’est c’qui m’est venu, et ça a le mérite de bien faire comprendre que l’initiative est plus du côté des régions qui « lisent » ou « écoutent » les messages, que de celui de ceux qui les envoient.
YDR : Oui, mais comme tu m’as dit que « There is no boss in the brain », ça crée une dissonance cognitive dans ma tête à moi.
BD : (rire) Écoute, laisse-moi une chance sur celle-là ! La chose importante à dire ici, c’est que les régions motrices, considérées spontanément comme « l’output » découlant d’une perception, pourraient au fond contribuer à l’initier, possiblement par ce que je t’avais présenté comme des « copies efférentes » la dernière fois, ces signaux qu’elles envoient à différents endroits dans le cerveau pour les informer des mouvements déclenchés. Autrement dit, ces copies des commandes motrices pour bouger nos yeux, toucher, marcher, tourner la tête, etc., pourraient réinitialiser ou synchroniser l’activité dans de larges parts de nos systèmes sensoriels afin d’améliorer leur capacité à lire à leur tour les inputs qui leur parviennent du monde extérieur.
YDR : Ch’pu sûr de comprendre, là. C’est comme si tu me disais que pour percevoir de quoi, faut bouger. Mais pour savoir où bouger, faut ben voir où qu’on s’en va, non ? Ça tourne en rond ton affaire…
BD : C’est pas pour rien qu’on appelle ça la BOUCLE sensorimotrice ! C’est en effet bien difficile d’y déceler un début. Je vais te donner un autre exemple peut-être moins compliqué qui montre en plus qu’il n’y a pas de régions « lectrices en soi », pourrait-on dire, dans le cerveau, mais que c’est toujours relatif aux processus en cours. Durant l’éveil, on sait que l’hippocampe contrôle le flux d’informations qui lui parvient du cortex grâce aux phases de ses oscillations thêta. Celles-ci peuvent temporairement biaiser en sa faveur l’occurrence d’oscillations gamma dans de multiples régions corticales, les faisant coïncider, par exemple, avec la phase la plus sensible de ses oscillations thêta pour mieux les absorber. À ce moment-là, on peut clairement dire que l’hippocampe est la région lectrice.
YDR : OK. Là, j’pense que j’te suis.
BD : Mais durant le sommeil, comme on va le voir dans un instant, le biais va dans l’autre sens. Le dialogue est maintenant amorcé par le cortex à mesure que ses oscillations lentes delta biaisent le timing des « ripples » de l’hippocampe, ces oscillations rapides dont on a de bonnes raisons de croire qu’elles contiennent des informations récemment acquises qui vont être consolidées dans le cortex durant la nuit. À ce moment-là, on aurait donc plutôt le cortex comme « lecteur » de ce qui se passe dans l’hippocampe. Et le fait que les lecteurs amorcent les dialogues avec des oscillations plus lentes pour capter des messages qui entrent avec une fréquence plus élevée serait un mécanisme général très répandu dans le cerveau. Comme on l’a dit plus tôt, ces oscillations plus lentes seraient riches en information contextuelle qu’elles apporteraient à des régions cérébrales de plus bas niveau, comme les cortex sensoriels.
YDR : Ce que j’comprends, c’est qu’en gros, ça va dans les deux sens. Le boss qui call la shot dans un cas devient plus tard l’employé, et vice-versa. Ça ressemble plus à de l’autogestion finalement, où y’a pas vraiment de patron, vu que ça change au gré des circonstances pis des compétences des membres. Ce qui est quand même pas mal plus cool.
BD : De « l’activité autogérée », je sais pas, et comme je le dis souvent, faut se méfier des analogies entre différents niveaux d’organisation. Mais de l’activité oscillatoire auto-organisée en un vaste répertoire de trajectoire d’excitation neuronale,ça oui ! On a aussi pas mal d’indices qui portent à penser que différentes fréquences de nos oscillations neuronales facilitent comme ça des phénomènes qui surviennent à différentes échelles de temps dans notre environnement3. Autrement dit, les fluctuations de nos rythmes cérébraux endogènes peuvent influencer ce qu’on peut percevoir du monde extérieur.
YDR : Hum… Donne-moi donc un exemple, ça va être plus simple.
BD : OK. On a démontré ça avec le seuil de perception auditive. On faisait entendre à des sujets des sons qui étaient à la limite de leur perception, de sorte que parfois ils disaient les entendre et parfois non. Pendant qu’on leur faisait entendre les sons, on enregistrait l’activité nerveuse de leur cortex auditif. On pouvait alors observer des fluctuations irrégulières dans l’activité endogène des neurones de cette région du cerveau. Quand les sujets entendaient un son, on observait un pic dans cette activité de leur cortex auditif, versus une élévation bien moins marquée quand ils n’entendaient pas ce son de très faible intensité. Mais ce qui était vraiment intéressant, c’était de voir ce qui se passait juste avant les deux réponses. En faisant la moyenne de tous les essais où le son avait été entendu et de ceux où il ne l’avait pas été, on voyait clairement que le niveau de l’activité de base, juste avant qu’on fasse entendre le son, était significativement plus élevé avant les sons qui allaient être entendus par le sujet. Ça veut dire que ces sons étaient arrivés par hasard au moment où les fluctuations d’activité spontanée étaient dans leur phase de dépolarisation, donc déjà tout près du seuil de perception4.
Source : http://moncerveaualecole.com/cerveau-sarrete-jamais/
YDR : C’qui aidait à entendre le son.
BD : C’est ça. Et il y a même des expériences récentes qui montrent qu’on peut jusqu’à un certain point influencer le contrôle qu’on a sur ces fluctuations endogènes en jouant sur leur plus ou moins grande variabilité5.
- How do spontaneous and sensory-evoked activities interact? (2017) ↩︎
- Oscillation-Induced Signal Transmission and Gating in Neural Circuits (2014) ↩︎
- Multiple oscillatory rhythms determine the temporal organization of perception (2017) ↩︎
- Distributed and Antagonistic Contributions of Ongoing Activity Fluctuations to Auditory Stimulus Detection (2009) ↩︎
- Behavior needs neural variability (2021) ↩︎