(12e rencontre [extrait 4])
BD : Pour comprendre ce que je veux dire par là, on peut partir de ce que je raconte dans mes présentations quand je parle de l’Alzheimer. Déjà, juste en prononçant ce mot-là, les gens deviennent généralement plus attentifs parce qu’on est si démuni devant cette terrible et lente dégradation des facultés cognitives. On voudrait comprendre ses causes et surtout découvrir un remède pour redonner la mémoire aux gens qui en souffrent.
YDR : Mais ça doit pas être arrivé, parce que ça se saurait…
BD : Right, personne n’a encore trouvé de molécule miracle pour soigner l’Alzheimer. Simplement parce qu’au fond, personne ne sait véritablement ce qui se passe dans le cerveau d’une personne Alzheimer (S1). Le rôle des protéines amyloïdes ou des protéines tau qui ont été beaucoup étudiées en relation avec cette maladie est loin d’être clair (S2).
YDR : Ah non ? Y’a pas une histoire de plaques qui se forment pis qui détruisent les neurones ?
BD : C’est vrai qu’on a longtemps cru que les plaques formées par l’accumulation de protéines amyloïdes entre les neurones pourraient être la cause de l’Alzheimer. Mais il y a tout un débat autour de ça. Ne serait-ce, par exemple, que parce qu’environ 60% des gens de 85 ans ont de telles plaques, mais que seulement 10% ont ce qu’on appelle une démence, qui inclut celle de type Alzheimer.
YDR: Oups… le lien est pas clair…
BD : Le lien est pas clair du tout, c’est le moins qu’on puisse dire. Et ça pourrait tout aussi bien être une conséquence de l’Alzheimer qu’une cause1. Le fait est qu’après des décennies de recherche là-dessus, le rôle néfaste, ou même bénéfique sous leur forme soluble2, des protéines amyloïdes est loin d’être compris. Certaines études montrent même que la perte neuronale et synaptique est relativement limitée dans le cortex préfrontal avec l’Alzheimer3. Les travaux sur la protéine tau, qui elles se retrouvent à l’intérieur des neurones et influencent la formation des microtubules, le « squelette neuronal », montrent aussi toute la difficulté de comprendre le rôle des « enchevêtrements » de ces protéines tau dans l’Alzheimer4 (S3). Les recherches se sont aussi tournées vers leur forme soluble et son rôle dans la transmission synaptique, dont seulement celle à haute fréquence, associée à la cognition, semble être perturbée par ses hauts taux en solution5… Donc peut-être des pistes de ce côté-là, mais bien entendu tout ça c’est bien souvent encore des travaux sur des modèles d’Alzheimer chez la souris…
YDR : Ok, fait qu’on est vraiment loin d’un médicament efficace pour guérir l’Alzheimer.
BD : C’est pour le moins très timide6, parce que c’est juste trop complexe7!
YDR : Fait que c’est pas pour demain la pilule miracle contre l’Alzheimer, si je comprends bien…
BD : Certainement pas, malheureusement. Cependant, et c’est là où je voulais en venir, il y a quand même une multitude de choses qu’une personne Alzheimer peut faire pour ralentir ses pertes cognitives !
YDR : Ah ouais ? Comme quoi ?
BD : Des choses toutes simples comme avoir une saine alimentation de style « méditerranéen », être physiquement actif à tous les jours, éviter à tout prix le stress chronique, être stimulé intellectuellement et socialement, etc. Bref toutes des choses dont on sait aussi par ailleurs qu’elles font du bien à notre cerveau-corps de toute façon ! Je rentrerai pas ici dans la controverse entourant le protocole du Dr. Dale Bredesen qui a mis au point un traitement combinant plusieurs suppléments alimentaires couplés à des changements d’habitudes au niveau de l’hygiène de vie qui aurait amélioré les fonctions cognitives de nombreux patients Alzheimer8. Parce que même ses critiques les plus sévères9 reconnaissent qu’il y a dans ce protocole plusieurs éléments standards supportés par la littérature scientifique pour le traitement des démences et qui n’impliquent aucune dépense pour les patients. Et les seuls effets secondaires sont un meilleur index de masse corporelle et une meilleure santé en général…
YDR : Comme effets secondaires, on a déjà vu pire…
BD : T’as tout compris. Parce que dans un système hypercomplexe de réactions biochimiques finement régulées comme c’est le cas avec notre cerveau, c’est beaucoup plus une approche systémique, où nos comportements vont affecter à la fois de nombreuses molécules du réseau dans le bon sens, qui est susceptible d’avoir un effet positif global, plutôt que le pari douteux qu’une seule molécule suffirait à rééquilibrer le tout.
YDR : J’pense que j’te suis, même si ça manque de concret pour moi…
BD : Ok, imagine alors que ton toit de maison se met à couler, par une journée de pluie, à des dizaines d’endroits. C’est vraiment étrange, tu sais pas ce qui se passe… comme pour l’Alzheimer. Le wet dream de Big Pharma – s’cuse le jeu de mots facile ici – ce serait d’inventer un « bouchon » capable de bloquer complètement un trou où coule l’eau.
YDR : De trouver une molécule miracle ben lucrative, tu veux dire…
BD : C’est ça. Mais une molécule pour agir, ça doit se fixer à une cible. Le problème dans mon histoire, c’est que si tu cibles un trou et que tu parviens à le boucher parfaitement, il y en aura toujours des dizaines d’autres qui vont continuer à couler, et qu’on saura pas plus comment arrêter.
YDR : Parce que c’est tellement trop complexe…
BD : Exactement. Mais si, avec des moyens simples, peu coûteux et adaptés à chaque personne, on réussit à réduire le débit de tous les trous, là tu risques d’avoir vraiment moins d’eau dans ta cave ! (rires) Autrement dit, le résultat global de toutes ces bonnes habitudes de vie au niveau de notre corps-cerveau peut avoir des effets remarquables sur la santé au niveau global !
YDR : Ah ouais… Un genre de « diversité des tactiques » appliqué à notre corps pis à notre cerveau, c’est flyé ça…
BD : C’est peut-être encore plus flyé que tu penses, en fait… Parce que je réalise que ce genre de « conseils santé » que je donne souvent à la fin de mes présentations qui parlent du corps et du cerveau, ils ont une dimension politique que je n’avais jamais comprise mais qui me saute aux yeux aujourd’hui à la lumière de tout ce qu’on s’est dit !
YDR : Pas sûr de te suivre, là… Manger des crudités pis du tofu, faire du vélo ou prendre des marches pour refaire sa force de travail en fermant sa gueule, c’est pas ça que le système veut, justement ?
BD : C’est ce qu’il veut, sans aucun doute, mais c’est sous-estimer pas mal ce que ces saines habitudes de vie ont de potentiellement subversives pour le système ! Comment elles pourraient nous aider plus qu’on pense à faire advenir les transformations sociales dont on rêve ! Dans le sens où, dès qu’on reconnaît l’importance de cette vision systémique des choses, on peut plus clairement identifier et encourager toute initiative qui s’écarte de la finalité productiviste actuelle et qui a plutôt comme objectif le bien-être individuel et collectif. Celui des humains, bien sûr, mais aussi celui de toutes les autres espèces vivantes de la biosphère parce qu’on forme, on l’a assez répété, un seul et immense grand système interconnecté10.
YDR : La révolution par le céleri pis le brocoli, on dirait que ton cortex associatif s’emballe un p‘tit peu là, non ?
BD : (rire) Pas du tout ! Faut juste être prêt à faire les liens qui s’imposent, et qu’on veut surtout pas qu’on fasse.
YDR : Ouais, avec en prime pour ben du monde une « écoanxiété »11 souvent paralysante. Ton approche a au moins le mérite d’inciter à d’agir, c’qui demeure le meilleur remède contre l’inhibition de l’action. Mais faudrait que tu me détailles un peu plus concrètement en quoi ces changements de comportements peuvent contribuer à nous sortir du capitalisme, parce que j’ai comme encore un p’tit doute…
- What causes Alzheimer’s? Not toxic amyloid, new study suggests (2020) / Objective subtle cognitive difficulties predict future amyloid accumulation and neurodegeneration (2019) ↩︎
- Prevailing Alzheimer’s Theory in Question With New Discovery (2021) ↩︎
- Une perte très limitée de neurones accompagnerait l’Alzheimer (2018) / Moderate decline in select synaptic markers in the prefrontal cortex (BA9) of patients with Alzheimer’s disease at various cognitive stages (2018) ↩︎
- “Don’t Phos Over Tau”: recent developments in clinical biomarkers and therapies targeting tau phosphorylation in Alzheimer’s disease and other tauopathies (2021) ↩︎
- Untangling the role of tau in Alzheimer’s disease (2022) ↩︎
- Lecanemab in Early Alzheimer’s Disease (2022) / Avancée majeure sur l’Alzheimer (2022) ↩︎
- Pourquoi n’arrive-t-on pas à mettre au point un traitement contre l’Alzheimer? (2021) ↩︎
- Dr. Dale Bredesen – Publications / Memory Loss Associated with Alzheimer’s Reversed for First Time (2014) /
Reversal of cognitive decline: a novel therapeutic program (2014) / The End of Alzheimer’s. The First Program to Prevent and Reverse Cognitive Decline (2020) / How to Reverse Dementia Naturally with The Bredesen Protocol (2024) ↩︎ - Can we trust The End of Alzheimer’s? (2020) ↩︎
- Geneviève Azam : «Abandonner le délire prométhéen d’une maîtrise infinie du monde» (2024) ↩︎
- Les visages de l’écoanxiété (2023) ↩︎