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Quelques principes généraux sur la dynamique d’ensemble de notre cerveau

(8e rencontre [Extrait 1]) 

BD : Le premier de ces principes, c’est que notre cerveau est massivement connecté au niveau anatomique1. Je sais pas si j’avais assez insisté là-dessus quand on était au mont Royal, mais il faut reconnaître que tant les régions corticales que sous-corticales sont densément interconnectées à l’intérieur d’elles-mêmes et entre elles2. Donc c’est pas juste des régions comme le cortex préfrontal qui est massivement connecté à plein d’autres régions du cerveau. D’innombrables connexions à longue portée partent aussi d’énormément de structures sous-corticales telles que le thalamus, le cervelet, les noyaux gris centraux, l’hypothalamus ou le tronc cérébral, entre autres. Si bien que les modèles computationnels de nos réseaux cérébraux sous-estiment encore probablement la densité des connexions qui existent dans notre cerveau.

YDR : Je sens que tu vas vite me perdre si tu pars dans le plus complexe que le complexe qu’on avait déjà…

BD : Je sais, c’est un peu décourageant… Je me perds souvent moi-même en essayant de me figurer tout ça ! Et c’est là où j’ai peut-être une idée qui pourrait nous aider tous les deux.

YDR : C’est quoi ?

BD : Une idée de métaphore basée sur nos sports préférés ! Un match de soccer ou de hockey n’a rien à voir avec un cerveau, on s’entend. Mais je pense qu’en tant que système dynamique tous les deux, on peut s’en servir pour faire des analogies générales avec nos systèmes cérébraux.

YDR : Ah ouais, tu penses ? Comme quoi ?

BD : Imagine par exemple que chaque joueur et chaque joueuse de chaque équipe représente une structure cérébrale particulière.

YDR : Ben là, ça marche pas ton affaire… Nos structures cérébrales se déplacent pas dans notre cerveau comme nous autres sur le terrain.

BD : Oui, bon, t’as raison… Mais admettons, pour que ma métaphore fonctionne, que chaque avant, chaque milieu de terrain, chaque défenseur.e et chaque gardien.ne de but conserve suffisamment sa position durant le match pour faire comme si c’était des régions cérébrales.

YDR : Mettons qu’on est des bonhommes de babyfoot d’abord ?

BD : Oui, c’est bon ça ! Alors imagine maintenant qu’on puisse enregistrer du haut du terrain, durant tout le match, le tracé de toutes les passes qui se font. À la fin, tu vas avoir exactement ça, la carte d’un système massivement connecté ! Chaque joueur ou joueuse va avoir fait des passes à pratiquement tous les autres qui se trouvent aux positions adjacentes à la sienne, mais aussi à des coéquipiers et des coéquipières qui sont plus loin.

YDR : Ouais, ok, j’pense que j’vois le genre de graphe avec ben des lignes qui se superposent que ça pourrait donner.

BD : Fait que c’est ça qu’on veut dire quand on parle d’une connectivité dense dans le cerveau.

Matrice de connexion montrant 73 régions corticales du rat. On distingue quatre grands modules distincts où les hubs les plus fortement connectés sont plus adjacents, de même que les régions plus larges également plus fortement connectées qui sont aussi plus adjacentes. Source : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4413280/figure/fig03/

Un deuxième grand principe, ça aussi on en a déjà parlé, c’est qu’une majorité de ces connexions font des boucles. On avait déjà mentionné les grandes boucles principales au mont Royal, notamment les boucles thalamocorticales entre le thalamus et le cortex3 qui sont impliquées dans plein de phénomènes comme le sommeil ou la prise de décision dont on va parler tantôt. Ou alors les boucles entre le cortex, le striatum, le thalamus, puis retour au cortex, qui sont impliquées dans le déclenchement de nos  mouvements et soumises au contrôle des neurones à dopamine de la substance noire du tronc cérébral (S1)4. D’où les problèmes liés aux mouvements quand ces neurones dégénèrent chez les gens souffrant de la maladie de Parkinson, comme on l’avait aussi évoqué. Bon, je partirai pas dans la nomenclature des boucles sinon on y sera encore cette nuit, et on ne tient pas nécessairement à revivre cette expérience-là aujourd’hui…

YDR : C’était cool une fois, mais ça va aller. Là d’ailleurs, tu pourrais pas nous ramener ça à du foot comme tantôt ? J’aimais bien…

BD : Oui c’était ça mon plan, laisse-moi juste réfléchir un peu… Ok, je pense que je l’ai.  On va dire que les joueurs qui sont les avants représentent le cortex, ceux qui sont milieu de terrain ce sont les différentes structures sous-corticales comme le thalamus ou le striatum, et les défenseurs seraient le tronc cérébral.

YDR : Pis le gardien ?

BD : Euh… le gardien ce serait… ben, la moelle épinière ! Alors quand un milieu de terrain fait une passe à un avant qui lui renvoie le ballon en retour, ben ça pourrait correspondre aux boucles thalamocorticales dont je te parlais tantôt.

YDR : Quand ils se font des « une-deux » quoi…

BD : Exactement, j’avais oublié qu’on appelait ça comme ça au soccer. Or ce qu’il faut bien voir, au soccer comme dans notre cerveau, c’est qu’il y a aussi pas mal d’autres types de boucles. Une joueuse d’avant peut remettre le ballon à un milieu de terrain, qui va remettre le à un défenseur, qui lui peut relancer le jeu vers un autre milieu de terrain ou faire une longue passe à un avant. Et s’il n’y a pas trop d’ouverture, les défenseurs peuvent faire des boucles entre eux, ou même passer au gardien. Ça l’air évident que c’est comme ça que le ballon circule au sein d’une équipe de soccer, mais pendant longtemps on a cru qu’à part les deux grandes boucles thalomocorticales et cortex-striatum-thalamus-cortex dont je t’ai parlé tantôt, les différents « étages » du cerveau apparus successivement au cours de l’évolution ne se parlaient pas trop. Mais on a fini par se rendre compte qu’il y a au contraire énormément de boucles entre toutes ces structures plus ou moins anciennes évolutivement parlant.

Source : adapté de https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC5534266/figure/F1/

Et que ça forme un système intégré dont les composantes sont inextricablement liées par d’innombrables connexions réciproques, y compris avec le reste du corps. Comme les nombreux « une-deux » qui vont dans tous les sens depuis que le match est commencé.

YDR : J’vois c’que tu veux dire. C’est vrai que ça marche bien comme métaphore.

BD : Mais il faut quand même faire attention ici parce que ce qu’on essaie d’évoquer avec nos passes de ballon de soccer, c’est la connectivité anatomique particulière du cerveau humain. Autrement dit, les axones des neurones qui forment la matière blanche de notre cerveau et qu’on peut visualiser par exemple avec l’imagerie de diffusion dont on avait parlé au mont Royal, du moins s’ils forment des faisceaux assez gros. Or ce qu’il faut toujours se rappeler, c’est que ces faisceaux nerveux ne constituent que les routes qui contraignent les influx nerveux dans notre cerveau. Si on prend une région cérébrale à un instant donné, puis à un autre, on va vite se rendre compte que ces routes sont plus ou moins utilisées par les influx nerveux selon ce que le cerveau est en train de faire. C’est ce qu’on appelle souvent la connectivité fonctionnelle du cerveau, c’est-à-dire quelle région parle effectivement à telle autre à un moment donné. Et le point important à noter ici c’est que ce n’est pas parce qu’une région A n’a pas de connexion directe avec une région B qu’elle ne peut pas l’influencer.

YDR : Comment ça ?

BD : Simplement parce qu’il peut très bien y avoir une troisième région, qui elle reçoit des influx de la région A et projette ses axones vers la région B. On parle alors d’une connexion polysynaptique plutôt que monosynaptique, parce qu’il s’agit d’une voie indirecte qui fait intervenir plusieurs synapses pour attendre sa cible plutôt que juste une dans le cas d’une connexion directe.

YDR : Un peu comme quand je vois que mon striker est bien placé devant le but mais que j’ai un défenseur devant moi qui m’empêche de lui faire une passe directe. J’peux passer à mon ailier qui lui va pouvoir centrer pis atteindre le striker.

BD : C’est en plein ça ! Un autre grand principe organisationnel de notre cerveau, on en a aussi déjà parlé, c’est que cette connectivité fonctionnelle va permettre à plusieurs régions du cerveau de s’influencer fortement pendant quelques secondes ou minutes et former ainsi de grands réseaux transitoires à l’échelle du cerveau entier. Mais contrairement à ce qu’on avait d’abord cru, une structure cérébrale donnée n’est pas associée à un seul réseau particulier. Au contraire, on s’est aperçu qu’il y avait énormément de chevauchement, ou d’«overlapping » comme on dit en anglais, entre les réseaux5. En d’autres termes, si tu regardes avec quelles autres régions une structure comme l’amygdale ou le cortex cingulaire va réagir dans différentes situations, tu vas vite constater qu’elle peut se mettre en réseau avec différents ensembles de structures cérébrales selon la tâche qu’on a à effectuer ou le mood dans lequel on est.

Système intégré formé par la connectivité entre différentes structures cérébrales comme l’amygdale, le striatum ventral, l’hypothalamus latéral ou le cortex, avec les régions en orange indiquant des hubs de convergence particulièrement importants. Source : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC5534266/figure/F3/

YDR : T’avais pas abordé ces idées-là aussi au mont Royal ?

BD : C’est vrai, j’avais alors évoqué le concept de profil de diversité fonctionnelle, une sorte de liste des contributions potentielles d’une structure donnée dans différents réseaux cérébraux. En fait, quand on regarde comment se comportent les réseaux dans d’autres systèmes dynamiques que le cerveau, on se rend compte que c’est plutôt la norme, ce chevauchement, pour un point donné du réseau6. T’as juste à penser à nos réseaux sociaux : une personne va se retrouver tantôt dans son réseau de travail, plus tard dans son réseau familial, ensuite dans son réseau militant ou sportif, etc.

YDR : Parlant de sport, j’pense que j’aurais une autre analogie avec le foot pour ça. Comme j’ai toujours eu d’la misère à garder ma position, on m’a crissé milieu de terrain, c’qui fait que je m’implique autant avec les défenseurs quand l’adversaire attaque qu’avec les ailiers et les avants quand c’est nous qui mettons d’la pression. Finalement, j’interagis avec pas mal tout le monde de mon équipe…

BD : Bon exemple, en effet ! On dirait alors que t’es un « hub », c’est-à-dire un point ou un nœud particulièrement bien connectée dans le système, on en avait parlé aussi au mont Royal. Pense à ce qu’on appelle les « influenceurs » sur les réseaux sociaux, c’est un peu la même chose. Et un peu comme ce qui se passe sur les réseaux sociaux va être très changeant et dynamiques parce que sensibles au contexte, à ce qui se passe dans l’actualité, de même les réseaux fonctionnels de notre cerveau se forment et se défont de manière transitoire en fonction de la situation dans laquelle on se trouve. Quant à ce qui permet à nos réseaux d’être si dynamiques, il faut se rappeler tout ce qu’on s’est dit au parc Lafontaine sur la nature rythmique de notre activité nerveuse qui permet à toutes sortes de phénomènes de couplage, d’entraînement et de synchronisation à différentes fréquences de mettre très vite en relation des régions cérébrales distantes et d’en faire pendant un moment une unité fonctionnelle7. Puis, en quelques centièmes de seconde, parce que la fréquence ou la phase d’une oscillation cérébrale change un tout petit peu, c’est un autre groupe de structures cérébrales, partiellement ou totalement différent du premier, qui va devenir la configuration active dominante de ton cerveau.

YDR : Ayoye… On commence à être loin en criss des cerveaux avec des belles régions en couleurs associées à des fonctions.

BD : Oh que oui ! Et comme tu vois, c’est toutes ces choses dont on a parlé qu’il faut maintenant essayer d’intégrer ensemble comme on tente de le faire en ce moment pour commencer à avoir une idée plus juste du fonctionnement de notre cerveau. En fait, j’ai souvent l’impression que ces images colorées du cerveau nous empêchent vraiment de comprendre la véritable nature dynamique de nos réseaux cérébraux. Le problème, c’est qu’un match de soccer par exemple, qui est une bien meilleure métaphore sur le plan pédagogique, ça se met moins bien dans un textbook. D’où l’utilité de faire « l’école buissonnière » dans les parcs où on a la chance d’en avoir un devant nous…

YDR :  Fait que ce s’rait quoi, sur le terrain, qui ressemblerait à la formation pis à la déformation rapide de nos réseaux cérébraux ?

BD : Attends… laisse-moi voir… Ça pourrait être… Ah oui, ça pourrait être quand une joueuse prend possession du ballon comme en ce moment. Pour l’instant, ses jambes alternent plutôt lentement et on voit un certain nombre de ses coéquipiers qui la suivent à peu près à la même vitesse pour lui offrir des options de passe dans leur montée vers le but adverse. Mais à un moment donné… Là, par exemple, le type qui vient de recevoir la passe se met à courir pas mal plus vite vers le filet. Et regarde, t’as quelques autres coéquipiers, pas exactement le même groupe que tout à l’heure, qui se sont mis à battre des jambes à la même vitesse que lui pour le suivre et…

YDR : …rater un tir devant un but grand ouvert ! On appelle ça le défenseur invisible :  tous les trous dans ce foutu terrain qui font rebondir le ballon tout croche… (rires)

BD : Pour en revenir à l’aspect central de ma métaphore, c’était l’idée qu’une coalition, de joueurs ou de neurones, peut se former transitoirement grâce, par exemple, à un rythme commun, que ce soit des bouffées d’influx nerveux ou des battements de jambes, les premiers étant d’ailleurs la cause des seconds…

YDR: Encore une fois, « there is no boss in the brain » à ce que je vois ?

BD : Absolument, l’initiative peut venir de partout. Mais il n’y a pas si longtemps, on pensait encore que le cortex constituait en gros le sommet d’un contrôle hiérarchique exercé sur les structures sous-corticales8. On disait par exemple que le cortex préfrontal médian pouvait exercer une régulation négative sur l’activité de l’amygdale lors de l’extinction d’une peur préalablement conditionnée. Mais voir là une pure régulation top-down où le cortex préfrontal médian correspond au top et l’amygdale au down, c’est faire fi de toute la richesse et de la diversité des interactions entre ces deux structures que l’on connaît mieux maintenant9. On sait par exemple qu’il existe de multiples connexions qui vont du noyau basolatéral de l’amygdale vers le cortex préfrontal médian lui-même. Sans compter des afférences influentes que ce même cortex préfrontal médian reçoit aussi de l’hippocampe et du thalamus, deux structures sous-corticales qui sont de véritables hubs collectant elles-mêmes des inputs d’un peu partout dans le cerveau. Tout ça pour dire qu’une explication top-down pour ce phénomène est tout à fait arbitraire. On n’a pas le temps, mais on pourrait aussi faire cet exercice pour plein d’autres « centres de commande » dans le cerveau. Juste un autre cas, qui me vient à l’esprit, celui de l’hypothalamus qui a longtemps été considéré comme le contrôleur en chef de notre système nerveux autonome. Mais l’hypothalamus est si richement interconnecté avec des systèmes corticaux et d’autres structures sous-corticales comme l’amygdale, le striatum et le septum qu’on ne peut en aucun cas en faire le sommet d’une hiérarchie descendante vers notre système nerveux autonome. Donc il faut vraiment cesser de chercher constamment quelle région contrôle telle autre et essayer plutôt de comprendre comment différentes régions cérébrales coordonnent leur dynamique. C’est-à-dire comment les signaux en provenance de multiples régions évoluent collectivement pour produire des comportements adaptés.


  1. Networks of the brain (2011) / Cortical high-density counterstream architectures (2013) / Architecture of the cerebral cortical association connectome underlying cognition (2015) ↩︎
  2. The human central nervous system (2008) ↩︎
  3. Boucles thalamocorticales : des informations bien dirigées pour une décision adaptée (2018) / Recurrent thalamo-cortical resonance (Wikipédia) ↩︎
  4. Neurocircuitry: cortico-striato-thalamocortical loops (2014) / Représentation simplifiée des principales connections des ganglions de la base (2003) ↩︎
  5. Estimates of Segregation and Overlap of Functional Connectivity Networks in the Human Cerebral Cortex (2014) /
    Overlapping communities reveal rich structure in large-scale brain networks during rest and task conditions (2016) ↩︎
  6. Uncovering the overlapping community structure of complex networks in nature and society (2005) ↩︎
  7. Dynamic reconfiguration of human brain networks during learning (2011) / Oscillatory Dynamics of Prefrontal Cognitive Control (2016) ↩︎
  8. Corticocentric myopia: old bias in new cognitive sciences (2009) ↩︎
  9. Neuronal circuits for fear and anxiety (2015) / Revisiting the Role of Infralimbic Cortex in Fear Extinction with Optogenetics (2015) ↩︎