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L’évolution des vertébrés

(2e rencontre)

YDR : OK, vas-y, t’as quatre bûches pour wrapper tout ça ! (rires)

BD : On va commencer tout de suite avec une période extrêmement importante qui a commencé il y a environ 540 millions d’années et qui a duré quelques dizaines de millions d’années, ce qu’on appelle l’explosion du Cambrien, du nom de la période géologique pendant laquelle ça s’est passé. On parle même parfois d’un « Big Bang » biologique pour décrire cette période, ou du moins de plusieurs petits « Big Bang »1. Ce qu’on constate dans les roches de cette époque où on trouve des fossiles, c’est l’apparition soudaine, à l’échelle des temps géologiques on s’entend, de pratiquement toute la trentaine de grands embranchements du règne animal qu’on connaît aujourd’hui ! Les éponges, les vers, les oursins, les anémones et les étoiles de mer, les mollusques, les insectes, les crustacés, etc., y compris les vertébrés, qui vont nous intéresser davantage vu que ça va être l’origine de notre lignée. C’est avec ces premiers vertébrés, dont les premiers fossiles sont datés de 530 à 505 millions d’années2, qu’apparaissent la forme élémentaire d’un squelette interne, des vertèbres rudimentaires, une tête, une queue, etc. Bref, des animaux qui s’apparentaient probablement aux poissons, mais qui n’avaient pas encore de mâchoires, un peu comme les lamproies d’aujourd’hui. Certains, comme ces premiers poissons, nageaient, alors que d’autres espèces vivaient sur le fond marin ou s’enfouissaient dans les sédiments. Tout ça a donné lieu à des écosystèmes de plus en plus complexes, avec des interactions nouvelles entre les espèces, par exemple la prédation. Bref, la vie grouillait de partout avec des organismes très variés tant par leur forme que par leur mode de vie, comme on peut le voir avec les célèbres fossiles des schistes de Burgess, en Colombie-Britannique, qui datent de 508 millions d’années3.

YDR : Content d’apprendre que les roches de schistes peuvent contenir autre chose que le gaz qu’on y extrait de nos jours par fracturation hydraulique, en déversant au passage dans l’environnement toutes sortes de cochonnerie et dans l’air des gaz à effet de serre4

BD : Effectivement, c’est plus pour ça qu’on les connaît malheureusement aujourd’hui. J’en profite pour signaler que chez les invertébrés, la forme du système nerveux est reliée en général à la forme générale du corps, un peu comme les étoiles de mer ou les pieuvres (B1), qui ont des chaînes de neurones dans chacun de leur pied. Il n’y a pas encore de « céphalisation », comme chez les premiers vertébrés où les neurones vont commencer à se concentrer dans la tête. Avec l’évolution des premiers poissons on voit aussi apparaître ce qui va s’avérer une innovation majeure : les mâchoires, il y a probablement plus de 445 millions d’années5, et puis un peu plus tard, le dents.

YDR : C’est vrai ça… On prend ça pour acquis qu’on peut mâcher notre bouffe, mais y’a ben fallu que ça apparaisse à un moment donné, c’t’affaire-là !

BD : En tout cas, la mâchoire a sans doute permis de mieux attraper et ingérer la nourriture parce que la plupart des poissons, mais aussi tous les tétrapodes6, les animaux à quatre pattes, vont la conserver. On parle donc de tous les amphibiens, reptiles, oiseaux et mammifères qui vont suivre.

YDR : Ouais, ça fait du monde…

BD : … qui vont tous aussi développer deux paires de membres. Si on se situe vers 400 millions d’années avant notre ère, par exemple, on a des tétrapodes avec mâchoire, mais qui sont encore aquatiques. Un peu plus tard, vers il y a environ 380 millions d’années, vont apparaître des vertébrés dit « transitionnels », plus tout à fait des poissons et pas encore les premiers amphibiens terrestres. Ils vivaient probablement dans des milieux aquatiques chaud et pauvres en oxygène, et possédaient des sacs pulmonaires rudimentaires qui deviendront des poumons capables de respirer à l’air libre. En 2004 sur l’île d’Ellesmere, au Nunavut, on a découvert les fossiles d’un de ces tétrapodes transitionnels, Tiktaalik roseae7, qui aurait vécu il y a 380 millions d’années. Tout comme un autre fossile « vedette » découvert au Québec en 2013 qui aurait vécu à peu près à la même époque, Elpistostège Watsoni, qui a lui aussi des caractéristiques des poissons et des amphibiens terrestres8.

YDR : À Miguasha, oui, je sais. Ils en parlaient quand je suis passé par là dans un trip de cyclotourisme y’a une couple d’années pis j’étais arrêté au musée. J’avoue que j’avais pogné de quoi en regardant pis en touchant les falaises d’où ils avaient sorti c’t’animal-là.

BD : Chanceux ! Parce que c’est vrai qu’encore une fois, cette sortie de l’eau allait orienter pas mal la suite des choses en ce qui nous concerne. En plus, une étude publiée en 2020 sur ce même fossile a révélé que ses nageoires avaient en tout petit ce qui allait devenir nos doigts9 !

YDR : Une autre grosse étape dans notre évolution, j’imagine, considérant ce qu’on fait aujourd’hui avec nos mains.

BD : Oui, mais va falloir qu’on se mette à marcher sur deux pattes pour les libérer, nos fameuses mains. Mais ça, la bipédie, ça va arriver beaucoup plus tard, dans la foulée de tous les événements survenus durant l’histoire spécifique de la lignée humaine. Pour te donner une idée des autres événements marquants de l’évolution des vertébrés qui ont mené jusqu’à nous, un truc amusant, c’est de ramener les temps géologiques à une échelle plus facilement compréhensible pour nous. Si, par exemple, on ramène un millénaire à une seconde, on saisit beaucoup mieux l’écart relatif entre les événements. À cette échelle temporelle, les premiers vertébrés dont on vient de parler seraient apparus il y a un peu plus de cinq jours. Un des premiers amphibiens ayant vécu, Ichthyostega, qui a vécu il y a environ 365 millions d’années, serait pour sa part apparu il y a un peu plus de quatre jours. Le plus ancien reptile connu à s’être adapté complètement à une vie terrestre, il y a environ 315 millions d’années, était une sorte de lézard qu’on appelle Hylonomus lyelli. Ramené à notre échelle de temps, il serait apparu il y a un peu plus de trois jours et demi. Les premiers dinosaures, qui vécurent autour de 240 millions d’années10, feraient leur entrée dans notre nouvelle échelle il y a un peu plus de deux jours et demi, à peu près en même temps que les premières espèces ressemblant à des mammifères, les rongeurs du Mésozoïque, apparus vers il y a 225 millions d’années11. Et puis, il y a presque deux jours, soit il y a environ 150 millions d’années, c’était au tour du premier oiseau, Archaeopteryx12, de faire son entrée en scène. La disparition soudaine des dinosaures associée à la collision d’un astéroïde avec la Terre, il y a 66 millions d’années13, serait survenue pour sa part à six heures du matin aujourd’hui. C’est à partir de là que de plus en plus d’espèces de mammifères ont commencé à vivre le jour au lieu de la nuit14 et à avoir de plus gros corps, puis de plus gros cerveaux, parce qu’il y avait de grandes niches écologiques laissées vacantes par les dinosaures disparus15. Remarque, c’est pas la seule période d’extinction que l’histoire de la vie a connu. On en compte au moins une vingtaine depuis son apparition, avec cinq grandes extinctions massives16 dont la dernière était celle de l’extinction des dinosaures et la première survenue autour d’il y a 445 millions d’années17. D’ailleurs, c’est encore une fois dans des roches du Québec, celles de l’île d’Anticosti, qu’on constate le mieux cette première grande extinction18.

YDR : T’oublie la sixième extinction massive, celle provoquée par notre mode de vie insensé19. Ç’a l’air que la perte de la biodiversité a jamais été aussi rapide dans les autres extinctions massives.

BD : Des experts que j’ai lus sont pas sûrs qu’on soit dans une sixième grande extinction massive, sans toutefois nier qu’il y a une perte de biodiversité alarmante depuis des décennies. Le problème, c’est qu’ils disent que sans y être actuellement, on pourrait avoir franchi un point de bascule difficile à identifier qui nous y mènerait irrémédiablement20 !

YDR : Ouais, big deal… On est mal foutu de toute façon.

BD : Pour en revenir à la cinquième extinction massive, celle des dinosaures, ça va aider le déploiement de l’ordre des primates au sein des mammifères21, apparus quelque part vers la fin du règne des dinosaures, entre 90 et 60 millions d’années, donc pas mal au début de la journée d’aujourd’hui, si on revient à notre échelle relative du millénaire qui égale une seconde. Ensuite, pour ce qui est du début de notre genre Homo, qu’on associe à des bouts d’os de 2,8 millions d’années22, il apparaîtrait seulement il y a trois quarts d’heure environ ! Et notre espèce, Homo sapiens, apparue il y a environ 300 000 ans23, ne ferait son entrée triomphante dans cette pièce de théâtre de cinq jours de l’histoire des vertébrés qu’environ cinq minutes avant la fin !

YDR : Pour reprendre ton expression, on est un bricolage vraiment récent de l’évolution finalement.

BD : Mets-en ! Et la plupart des gens ne remonte pas jusque-là quand ils pensent à l’être humain. Au mieux, ils considèrent ce qu’on appelle l’Histoire avec un grand « H », c’est-à-dire les cinq ou six mille dernières années depuis l’apparition des traces écrites de nos cultures humaines. Et ça, tu vois combien ça fait sur cinq jours ?

YDR : Attends… Tu m’as dit qu’on ramenait un millénaire à une seconde…, donc…, hein ? Toute l’histoire humaine tiendrait dans cinq ou six secondes sur les cinq jours de l’histoire des vertébrés ?!

BD : Tu l’as dit mon gars ! Et donc, la révolution industrielle, qui débute vers le milieu du XVIIIe siècle et qui fait en sorte qu’on commence à vivre un peu comme on vit aujourd’hui, ça, ça arrive il y a un peu moins de trois dixièmes de seconde ! En fait, si tu comprends bien ce que tout ça implique, c’est que les plans généraux de notre système nerveux ont été sculptés patiemment par l’évolution sur des durées qui correspondent aux jours sur notre échelle, mais le mode de vie particulier des humains avec des machines à vapeur ou à pétrole, des grandes villes, etc., ça, ça a commencé le temps qu’il faut pour dire le mot « seconde » ! Et parce qu’on est capable de parler, on croit souvent qu’on s’est affranchi de notre nature biologique. On voit tout de suite que ça n’a aucun sens ! L’essentiel de notre système nerveux est construit sur le même modèle que les autres primates qui, eux, ont le cerveau général des mammifères et l’organisation générale du corps des vertébrés. Et ce n’est pas parce que dans les trois derniers quarts d’heure il s’est passé en nous un enchaînement de transformations particulières qu’on appelle l’hominisation que ça fait de nous des êtres détachés de la même histoire évolutive que tous les autres animaux qui ont une colonne vertébrale.

YDR : Y’a pas à dire, t’as vraiment le don de m’étourdir : on est parti des étoiles pis on aboutit à FaceBigBrother après être passé par les p’tites molécules chimiques, les premières cellules dans les flaques de bouette, pis l’évolution des mollusques aux poissons, pis toute le reste avec des vertèbres !

BD : C’était ça l’idée. Parce que le fait d’enchaîner tout ça en peu de temps, ça aide à « pogner de quoi », comme tu dis…

YDR : Ah pour ça, c’est sûr que j’ai pogné de quoi ! Mais chus resté sur ma faim aussi un peu par rapport à nous, les humains. Tu sais que c’est ça qui m’intéresse, pis tu wrappes ça en cinq minutes juste à la fin !

BD : Ben là, c’est quand même pas de ma faute si ça s’est passé vite de même à l’échelle de l’évolution !

YDR : J’sais ben, mais tu pourrais pas revenir un peu sur l’affaire de l’hominisation, comment on a développé les particularités de notre espèce…

BD : Ouf… Je suis loin d’être un paléoanthropologue, tu sais. Pis c’est une histoire bien compliquée… Mais en gros, l’hominisation, c’est l’ensemble des transformations qui se sont produites dans la lignée humaine. On va donc y trouver évidemment toutes les espèces du genre Homo, mais aussi des genres apparentés qui sont aujourd’hui éteints, comme les Australopithèques.

YDR : Quand j’étais jeune, les crânes de ces « hommes préhistoriques », comme on les appelait à l’époque, me fascinaient.

BD : Moi aussi… comme tous les enfants. Et une chose que la découverte de ces crânes et de tous ces autres bouts d’os a permis de comprendre progressivement24, c’est que notre évolution s’est faite bien plus comme un buisson que de façon linéaire comme le suggèrent les variantes du fameux dessin du chimpanzé qui se redresse peu à peu en perdant ses poils pour aboutir à l’Homo sapiens debout bien droit à la fin25

YDR : Moi qui étais tout fier de mon t-shirt avec la séquence qui se termine par un humain qui se courbe à nouveau sur son clavier d’ordinateur… (rires)

Source : https://www.evogeneao.com/en/learn/tree-of-life

BD : C’est ça qu’il faut comprendre : il y a évolution, mais pas d’évolution vers quoi que ce soit de mieux, y compris durant l’hominisation. L’être humain, le gorille, le rat ou la sauterelle sont tous suffisamment adaptés à certains environnements actuels pour pouvoir y vivre et s’y reproduire. C’est tout. La seule différence entre eux et nous en termes de niche écologique, c’est que la nôtre a une palette extrêmement large. Et qu’en plus, on est capable de transformer notre environnement à un degré inégalé, idéalement pour y vivre plus confortablement.

YDR : Sauf quand y’a des « champions » qui le scrappent en crissant leur poubelle dans l’étang qui nous a vu évoluer !

BD : Ouais, on aura l’occasion d’en reparler, parce que c’est pas mal ça qu’il va falloir essayer de comprendre… Pour l’instant, je te renvoie pour toutes ces questions aux écrits du paléontologue Stephen Jay Gould sur l’évolution en tant qu’équilibres ponctués et sur sa critique de l’adaptationnisme à tout crin, que j’ai brièvement présentés dans mon site (S1, S2). Des idées qui rejoignent d’ailleurs la dérive génétique sur laquelle Francisco Varela a beaucoup insisté, où la logique en est plus une qui consiste à proscrire certaines variantes non viables qu’à prescrire un modèle particulier qui tendrait vers une adaptation optimale (S3)26.

YDR : Ça me fait un peu penser au principe de décision par consentement quand on cherche une solution suffisamment bonne pour nous permettre d’avancer sans compromettre notre projet27. Si des objections raisonnables sont émises, on retravaille la proposition. Sinon on va de l’avant. C’est souvent moins pénible que d’y aller au consensus où il faut obtenir l’unanimité avant d’agir, c’qui peut prendre des temps géologiques, justement…

BD : (rire) J’apprécie ton retour pédagogique adapté !


  1. L’explosion du Cambrien: moins explosive qu’elle n’y paraît? (2019) ↩︎
  2. First vertebrates (Wikipédia) / Haikcouichthys (Wikipédia) / Pikaia (Wikipédia) ↩︎
  3. Shale de Burgess (Wikipédia) / Les schistes de Burgess / Cambrian explosion (Wikipédia) ↩︎
  4. L’exploitation du gaz de schiste dévaste les États-Unis (2019) ↩︎
  5. Aux origines de nos mâchoires (2015) / Fossilized Fish Reveal Earliest Known Prequel of ‘Jaws’ (2022) ↩︎
  6. Tétrapodes (Wikipédia) ↩︎
  7. Tiktaalik roseae (Wikipédia) ↩︎
  8. Il y a cinq ans, un fossile découvert à Miguasha connaissait une célébrité planétaire (2018) / L’Elpistostege watsoni de Miguasha n’a pas encore révélé tous ses secrets (2021) ↩︎
  9. Elpistostege: le poisson qui avait des doigts (2020) ↩︎
  10. L’apparition des dinosaures aurait été ultrarapide (2015) / Nyasasaurus (Wikipédia) / Premiers dinosaures (Wikipédia) ↩︎
  11. Histoire évolutive des mammifères (Wikipédia) / Earliest known mammal is identified using fossil tooth records (2022) ↩︎
  12. Le premier oiseau sur Terre ressemblait à une poule (2013) / Archaeopteryx (Wikipédia) ↩︎
  13. L’astéroïde associé à la disparition des dinosaures est tombé au pire endroit imaginable (2017) ↩︎
  14. Disparition des dinosaures : quand les mammifères sortent au grand jour (2017) / Rise of the mammals began before dinosaur extinction, research suggests (2016) / Les mammifères qui ont survécu à la collision cosmique (2019) ↩︎
  15. Brawn before brains in placental mammals after the end-Cretaceous extinction (2022) ↩︎
  16. Extinctions de masse : comment la quasi-totalité des espèces a été décimée 5 fois ↩︎
  17. Extinction event (Wikipédia) ↩︎
  18. Les fossiles d’Anticosti permettent une percée scientifique (2018) ↩︎
  19. 6e extinction massive : l’anthropocène (2023) ↩︎
  20. Earth Is Not in the Midst of a Sixth Mass Extinction (2017) ↩︎
  21. Evolution of primates (Wikipédia) / Scientists describe earliest primate fossils (2021) ↩︎
  22. Une mandibule d’Éthiopie qui raconte l’apparition du genre Homo (2014) ↩︎
  23. Homo sapiens (Wikipédia) ↩︎
  24. Liste de fossiles d’hominidés (Wikipédia) ↩︎
  25. L’évolution de l’homme, un dessin qui prête à confusion… ↩︎
  26. Énaction et dérive phylogénétique des êtres vivants (2024) / Nothing in the Environment Makes Sense Except in the Light of a Living System: Organisms, Their Relationships to the Environment, and Evolution (2023) ↩︎
  27. La prise de décision par consentement, un outil formidable… sous conditions ! (2018) ↩︎