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Notre identité corporelle est construite par notre cerveau grâce à l’intégration multisensorielle

(Épilogue [Extrait 1])

YDR : Encore une fois, je vois bien ta stratégie qui consiste à m’étourdir pour me faire perdre mes repères pis me faire sentir minuscule devant la complexité que tu m’exposes. Comme un p’tit kayakiste au pied des falaises de 300 mètres d’un fjord majestueux…

BD : (rire) OK. Alors, tout part encore une fois…

YDR :… du corps, oui, je sais. Tout part toujours du corps avec toi, anyway

BD : (rire) Oui, et d’ailleurs, de tous les phénomènes associés à la « conscience de soi », au « selfhood » comme on dit aussi en anglais, l’expérience de notre identité corporelle est sans doute la plus fondamentale et largement partagée dans le monde animal1. Et cette expérience se forge, comme on l’a dit, à partir des meilleurs modèles que notre cerveau projette pour expliquer les signaux intéroceptifs qui lui parviennent, par exemple en leur associant l’étiquette d’une émotion apprise dans notre culture. Notre cortex insulaire antérieur aurait un rôle actif à jouer là-dedans, en esquissant les contours souvent flous, comme on l’a vu, de ce qu’on ressent consciemment comme étant « nous-mêmes ». Et il peut d’ailleurs y avoir pas mal plus d’incertitude qu’on pense par rapport à cette sensation triviale que notre corps, avec tous ses membres, est bien le nôtre.

YDR : Euh… c’est parce que j’imagine difficilement comment y pourrait appartenir à quelqu’un d’autre ?

BD : Pourtant, comme nos perceptions du monde extérieur ou nos émotions liées à notre intéroception, ce sentiment-là semble quelque chose de tout aussi construit par notre cerveau à partir de toutes les informations sensorielles qui lui parviennent en permanence. Tellement qu’on peut le tromper assez facilement par rapport à ce qui fait ou ne fait pas partie de notre corps.

YDR : Je m’excuse, mais moi je sais très bien ce qui fait partie d’mon corps, j’en connais même tous les p’tits bobos… Parce que ça commence à faire un bout que j’vis avec !

BD : En es-tu vraiment certain ? As-tu déjà entendu parler de l’illusion de la main en caoutchouc ?

YDR : Non, juste de l’illusion de la théorie économique du ruissellement2

BD : (rire) En 1998, Matthew Botvinick et Jonathan Cohen ont publié dans la revue Nature une façon de faire accroire à un sujet qu’une main en caoutchouc pouvait être la sienne3. Ils lui faisaient déposer sur la table ses deux mains, mais la main gauche était cachée de sa vue par un panneau. On déposait alors une main de caoutchouc devant lui, à l’endroit où aurait pu se situer sa main gauche, qui était donc un peu plus à sa gauche, cachée par le panneau. Ensuite, avec un petit pinceau, l’expérimentateur frottait simultanément, au même endroit et dans le même sens, la main gauche du sujet qu’il ne pouvait pas voir et la main en caoutchouc qu’il voyait devant lui. Il commençait par exemple par frotter l’index, puis le majeur, etc. Et au bout de quelques minutes, la plupart des sujets se mettaient à avoir une drôle de sensation, comme s’ils ressentaient le mouvement du pinceau sur la main en caoutchouc qui leur semblait à ce moment-là être la leur !

YDR : Non !

BD : Oui oui. Et ça a été refait plein de fois, même pour des shows de télé, avec coup de marteau en prime sur la main en caoutchouc qui fait alors sursauter de peur les sujets4 ! J’ai détaillé d’autres aspects de cette fascinante expérience sur mon blogue (B1), mais l’idée derrière tout ça, c’est qu’avec une corrélation multisensorielle appropriée, ici la vision et le toucher, et des inputs sensoriels qui sont proches de nos attentes a priori, comme une main en caoutchouc qui se trouve devant nous à un endroit où pourrait être notre vraie main, on peut créer cette impression étonnante qu’un objet fait partie de notre corps. Autrement dit, devant des stimuli visuels et tactiles qui lui disent une chose et ses fibres nerveuses proprioceptives qui lui disent que notre vraie main est ailleurs, notre cerveau tente encore une fois de réduire cet écart en finissant par donner raison au toucher et à la vision qui semblent ici prédominer.

YDR : Ça devient son « best guess », comme tu me l’as déjà dit ?

BD : C’est en plein ça. Normalement, les évidences multisensorielles convergent, mais quand on se met à jouer avec ça, notre cerveau peut se fourvoyer royalement ! Et avec l’imagerie cérébrale, on voit à ce moment-là, en plus de l’activation dans la région multimodale du cortex pariétal, une plus grande activité dans la région prémotrice qui semble donc impliquée dans la fabrication de ce sentiment d’appartenance à la main en caoutchouc5. Mais comme on essaie de comprendre un sentiment subjectif complexe ici, comme souvent en science il y a des débats sur ce qui pourrait l’expliquer. Et certaines expériences montrant une forte corrélation entre l’effet de ressentir la main en caoutchouc comme la sienne et la tendance à pouvoir être hypnotisé facilement (voir encadré p.452) a amené certains scientifiques à proposer qu’il y aurait une forte composante de suggestibilité dans cette expérience. Dans le sens où le sujet comprend le set up expérimental et s’attend à peut-être ressentir la main en caoutchouc comme la sienne. Et les gens qui ont naturellement le plus de facilité à répondre aux suggestions, qu’elles viennent d’un contexte d’hypnose ou d’attentes par rapport à une main en caoutchouc devant vous, génèreraient ou projetteraient alors la sensation attendue dans ce contexte particulier6. Et donc on aurait ici une explication alternative faisant plus appel au caractère prédictif de notre cerveau, la question demeure ouverte…7

YDR : Ah ouais hein… c’est vraiment complexe pis weird, cette affaire-là. Mais si ça prend tout un set up pour que ça marche, c’est quand même pas très naturel.

BD : Oui mais attends, on ne s’en rend pas compte, mais notre schéma corporel est beaucoup plus variable qu’on pense. Déjà, au niveau de simples objets qu’on utilise fréquemment, par exemple une raquette de tennis, un balai ou un vélo, on va très vite considérer cet objet comme une extension de notre corps. Plusieurs expériences montrent qu’on « recalibre », pour ainsi dire, notre schéma corporel pour tenir compte des nouvelles affordances que permet cet objet. L’utilisation fréquente de ces objets va permettre ensuite d’intégrer dans nos patrons d’activité nerveuse leur présence qui modifie notre rayon d’action. Et même, par la suite, à surestimer un peu la longueur de notre bras, par exemple8.

YDR : C’est vrai que j’ai souvent remarqué que quand je sors mon vélo de route pour aller faire une longue ride, j’ai toujours un certain inconfort durant les premières minutes tellement ce vélo est plus léger et nerveux que mon gros vélo de ville que je prends tous les jours. Mais passé cette adaptation, c’est comme si mon corps retrouvait la bonne position à adopter avec ce vélo, et comme je l’ai depuis 35 ans, je retrouve très vite la sensation de « faire un » avec lui !

BD : C’est un excellent exemple de ce phénomène, en effet, que l’on peut associer à tous les travaux sur les « interfaces cerveau-machine ». Quand on essaie de décoder l’activité du cortex moteur correspondant à telle ou telle intention de mouvement pour ensuite utiliser directement ces patrons d’activité pour contrôler une prothèse ou un curseur sur un écran d’ordinateur9.

YDR : J’peux imaginer que c’est le genre de machine qui pourra aider du monde qui ont des membres paralysés…

BD : …ou amputés, oui. Dans ce cas-là, t’as aussi le phénomène fascinant des « membres fantômes », où une personne amputée d’un membre en ressent encore la présence (S1). Et ça peut durer des années, voire des décennies !

YDR : Au moins, t’as un souvenir de ton bras ou de ta jambe coupée…

BD : Peut-être, sauf qu’environ les trois quarts vont ressentir à un moment donné des douleurs qui semblent provenir de leur membre amputé, ce qu’on appelle les « douleurs fantômes ». Et ça, c’est pas mal moins plaisant. Ce peut être des brûlements, des élancements ou encore comme si le membre était replié dans une position inconfortable. Ces douleurs-là sont difficiles à traiter avec des approches traditionnelles.

YDR : Pas étonnant, comment veux-tu traiter un membre qui est même plus là ?

BD : Par certains subterfuges. On utilise par exemple une « boîte miroir » qui donne aux amputés l’impression de voir leur main manquante, alors qu’ils voient simplement la réflexion de leur main intacte dans le miroir. Mais quand cette main intacte est massée ou quand on la déplie tranquillement, les amputés ont alors l’impression que c’est à leur main disparue qu’on fait ça, et ça apaise leur douleur. Tout ça pour dire que des gens comme le neuroscientifique Patrick Haggard,qui a contribué à plusieurs études dans le domaine10, pensent que tout ça montre à quel point notre identité corporelle,qui est une base importante de notre conscience de soi,ne nous est pas donnée d’avance, mais qu’elleest continuellement construite grâce à l’intégration multisensorielle. Et là, je ne te parle même pas du merveilleux monde de toutes les autres dissociations possibles, celui où on se sent comme « un anthropologue sur mars », pour reprendre le titre d’un livre du célèbre neuropsychologue Oliver Sacks11.

YDR : Dans le sens de…

BD : Dans le sens où des gens qui ont eu certaines lésions cérébrales (S2), souvent dans le lobe pariétal droit, ne reconnaissent tout simplement plus un de leur bras ou une de leur jambe comme étant à eux ! Ce qu’on appelle dans le jargon médical l’asomatognosie12. Ou bien le cas encore plus général de l’anosognosie (S3), quand une personne ne reconnaît tout simplement pas un trouble neurologique important dont elle est atteinte, comme l’Alzheimer ou une hémiplégie, c’est-à-dire la paralysie d’un côté du corps. Il paraît qu’il y en a même qui prennent certaines parties du corps du médecin pour les leurs !


  1. Interoceptive inference, emotion, and the embodied self (2013) / Mind-body connection (Wikipédia) ↩︎
  2. La théorie du ruissellement mise à mal : réduire les impôts pour les plus riches n’aide pas l’économie (2020) ↩︎
  3. Rubber hands ‘feel’ touch that eyes see (1998) / L’illusion de la main en caoutchouc (2017) ↩︎
  4. The rubber hand illusion / Prof.dr.nevzat.tarhan (2022) ↩︎
  5. That’s My Hand! Activity in Premotor Cortex Reflects Feeling of Ownership of a Limb (2004) ↩︎
  6. Consciousness in humans and other things with Anil K Seth | The Royal Society (27:37 à 29:37) (2024) / Trait phenomenological control predicts experience of mirror synaesthesia and the rubber hand illusion (2020) / Serious Problems With Interpreting Rubber Hand “Illusion” Experiments (2022) ↩︎
  7. What’s up with the rubber hand illusion? (2020) ↩︎
  8. Tool-use induces morphological updating of the body schema (2009) ↩︎
  9. Demonstration of plastic body schema by tool use (2009) / La télépathie a-t-elle fait l’objet de recherches scientifiques? (2022) ↩︎
  10. Rubber hand illusions and size-weight illusions: self-representation modulates representation of external objects (2009) ↩︎
  11. Un anthropologue sur Mars. Sept histoires paradoxales (1996) ↩︎
  12. Asomatognosie (Wikipédia) / Asomatognosie / Anosognosie : un trouble de la reconnaissance de soi (2022) ↩︎