Aller au contenu

L’influence de la neuromodulation sur les rythmes cérébraux

(6e rencontre [extrait 2])

BD: Mais si je peux me permettre de revenir un peu sur la neuromodulation, tu te souviens de la complexité des grands réseaux cérébraux qu’on a survolés lors de notre dernière rencontre ?

YDR : Si je m’en souviens ? J’vois que ça maintenant quand j’regarde le mont Royal !

BD : (rire) Comme je t’en avais aussi glissé un mot rapidement vers la fin, il y a tellement de routes anatomiques possibles dans le cerveau qu’il doit y avoir des mécanismes pour former et déformer rapidement des coalitions transitoires d’assemblées de neurones permettant de faire face aux situations changeantes et inattendues qui se présentent constamment à nous. Autrement dit, on a d’abord décrit nos grandes voies nerveuses et constaté qu’elles pouvaient aussi se modifier lentement au fil de nos apprentissages. Mais pour comprendre comment peut émerger de tout ça la richesse, la flexibilité et la rapidité de nos comportements, il va falloir comprendre un peu mieux les liens entre la neuromodulation, les oscillations neuronales et, ultimement, la conscience subjective. Et voir qu’ils sont inextricablement liés.

YDR : Oh shit… C’est gros, d’abord ?

BD : Très gros, oui. On a en effet atteint un point bascule de notre aventure, pour rester dans le thème d’aujourd’hui : celui qui va nous permettre de faire progressivement la transition du neuronal vers nos états subjectifs !

YDR : Ouais, bon, ENFIN, j’aurais l’goût de dire. Mais en même temps, je sens qu’y va me falloir des exemples concrets pour que je partage ton bel enthousiasme.

BD : OK. Prenons alors celui du homard pour bien asseoir les bases du phénomène. Quand on a commencé à étudier le circuit assez simple d’une trentaine de neurones qui se trouve dans son ganglion somatogastrique, on a réalisé que ce même circuit pouvait produire des outputs avec des rythmes oscillatoires très différents selon les neuromodulateurs qu’on lui appliquait1. Autrement dit, le même circuit était en quelque sorte reconfiguré par son environnement neuromodulateur !

Quelques neurones du ganglion somatogastrique du homard. L’enregistrement dans un de ceux-ci, le neurone LP, permet de constater la production de différents rythmes selon le type de neuromodulateur appliqué. Source : https://slideplayer.com/slide/7583577/

Et comme les cartes du connectome à l’échelle micro nous dévoilaient en même temps la richesse inouïe des connexions entre nos neurones, ça a amené des neuroscientifiques comme Cornelia Bargmann à dire qu’on pouvait considérer la circuiterie neuronale comme étant structurellement surconnectée2. Et qu’étant donné le caractère omniprésent de la neuromodulation, on pouvait s’attendre à ce qu’un circuit donné ait un certain nombre d’utilisations possibles, dont seulement certaines sont disponibles à un moment donné selon l’état de neuromodulation de l’organisme. De sorte que chaque petite carte du connectome à l’échelle micro encode en réalité de multiples circuits dont chacun est, à un moment donné, actif ou latent. Et c’est par le jeu de la neuromodulation qu’on va pouvoir aller sélectivement rendre « audible » tantôt ce circuit, tantôt tel autre.

YDR : Mais chez l’humain, ça s’applique comment, ce principe-là ?

BD : De tellement de façons… Prends juste le stress associé à un sport de haut niveau qui va faire qu’on sent presque pas la douleur d’une blessure parce qu’on est trop pris dans l’action. Eh bien, cette analgésie naturelle, on peut dire qu’elle est produite par une neuromodulation qu’on appelle le « contrôle descendant » de la douleur (S1). La production d’endorphines par des interneurones va amener la baisse de l’excitabilité ou de la libération de neurotransmetteurs dans les voies ascendantes de la douleur, ce qui va réduire l’activité dans ces voies nociceptives et la sensation de douleur associée. Ou, tiens, prend le cerveau de bien du monde qui reste dans le parc à cette heure-ci. Il baigne sans doute dans pas mal de substances psychoactives qui ont été prises au cours de la soirée, de l’alcool au cannabis, en passant par les substances hallucinogènes (B1), qui vont venir aussi modifier la connectivité fonctionnelle entre différentes régions cérébrales par leurs effets neuromodulateurs.

YDR : J’avoue que c’est pas mal fascinant tout ça, en particulier pour comprendre les effets des drogues. Mais chez des humains à jeun comme nous ce soir, ça fait-tu d’quoi, la neuromodulation ?

BD : Presque tout le temps, oui. Un article publié en 2021 fournit un bon exemple de l’interaction entre la neuromodulation et les rythmes dans des cerveaux humains tout à fait à jeun3. Il s’appuie sur de nombreuses données démontrant que des neurones « pacemaker » du thalamus induisent dans le cortex des rythmes alpha autour de 10 Hz dont on sait qu’ils correspondent à un état pas très attentif à ce qui se passe dans notre environnement, plus tourné vers nos pensées intérieures, celles qui sont favorisées par notre « réseau du mode par défaut4 » dont je te parlerai davantage une autre fois (voir encadré p. 340). Par ailleurs, l’article rappelait qu’on sait aussi depuis longtemps que le locus cœruleus, un petit noyau de neurone du tronc cérébral5 module plusieurs régions du cerveau avec de la noradrénaline, un neurotransmetteur qui favorise grandement l’attention. Ce que le modèle de cette étude propose, c’est que c’est en inhibant les neurones thalamiques qui induisent le rythme alpha dans le cortex que la neuromodulation du locus cœruleus avec la noradrénaline nous permettrait d’être soudainement plus attentif à quelque chose de saillant qui survient tout à coup dans notre environnement. C’est ce genre d’étude qui permet de voir clairement quelque chose de super important qu’il faut répéter explicitement encore une fois : si les voies neuronales de notre connectome utilisent des neurotransmetteurs pour communiquer spécifiquement d’un neurone à un autre, d’autres neurones exercent pour leur part une neuromodulation sur des régions entières du thalamus ou du cortex qui modifie les rythmes cérébraux endogènes qui s’y déroulent. Et ces fréquences d’oscillations ainsi modifiées amènent des synchronisations d’activité différentes qui vont avoir un effet global sur l’humeur ou l’état de vigilance qu’on ressent subjectivement.


  1. Captivating Rhythm (2009) / Brain Science Podcast 56 : Eve Marder (2009) / Neuroscience 6e Web Topic 16.1 – The Autonomy of Central Pattern Generators: Evidence from the Lobster Stomatogastric Ganglion ↩︎
  2. Beyond the connectome: how neuromodulators shape neural circuits (2012) / Cori Bargmann Puts Her Mind to How the Brain Works (2015) ↩︎
  3. Noradrenergic modulation of rhythmic neural activity shapes selective attention (2021) ↩︎
  4. Transcranial stimulation of alpha oscillations up-regulates the default mode network (2022) ↩︎
  5. Locus coeruleus (Wikipédia) ↩︎