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La question du réalisme en physique et en philosophie

(Épilogue [extrait 2])

BD : Je voulais garder cette question pour la fin parce qu’elle est d’un très haut niveau d’abstraction1. Mais je voulais l’aborder quand même, sans doute à cause de ma hantise que les gens pensent que ce que je vulgarise n’est pas si compliqué que ça, au fond… (rires) Je partirais donc du célèbre débat entre Einstein et le physicien danois Niels Bohr en essayant de résumer leurs désaccords à grands traits. Parce que je suis loin de comprendre en profondeur ce sujet qui montre, une fois de plus, que nos avancées scientifiques ne sont souvent rendues possibles qu’en abandonnant certaines de nos convictions philosophiques traditionnelles, comme l’idée d’un monde observable indépendant de l’observateur.

YDR : T’avais pas déjà remis ça en question dès notre première rencontre ?

BD : Exact. Ça été notre point de départ, et c’est pour ça que j’y reviens ici en fin de parcours, pour montrer la cohérence de notre approche. Si on repart par exemple des lois de Newton, elles décrivent tellement bien le monde à notre échelle qu’elles nous portent à croire qu’il y a une réalité faite de pommes qui tombent des arbres ou de planètes qui tournent autour de leur soleil qui n’a pas besoin d’observateur pour exister. Et puis, quand on a pu regarder vraiment loin, on s’est aperçu que les lois de Newton avaient des failles et qu’il n’avait finalement pas complètement élucidé la gravité qui était mieux décrite par la relativité d’un certain Albert Einstein…

YDR : …et de sa femme Mileva !

BD : Oui, merci de le rappeler. Et puis des physiciens comme Niels Bohr et Werner Heisenberg, qui s’intéressaient aux lois de la physique dans l’infiniment petit, ont développé la théorie de la physique quantique qui, par sa nature discontinue et probabiliste, en est venu rapidement à remettre encore plus en question le réalisme classique à la Newton… et même à la Einstein. Car on a souvent dit que ce dernier défendait ce réalisme, qui semblait jusqu’alors une des bases nécessaires de toute science de la nature. La position d’Einstein est toutefois, de l’avis de plusieurs, plus nuancée et singulière2. Il est vrai que pour lui, « la lune existe même quand on ne la regarde pas ». Il défend donc véritablement un réalisme qui fait de la matière une entité indépendante de l’observateur humain et de ses expérimentations, quelque chose qui existe en dehors de nos capacités de l’appréhender et même de l’observer. Sauf que…

YDR : Sauf que c’est pas comme ça que t’as dit que la physique quantique voyait les choses.

BD : Exact. Le fait que la théorie quantique ne fournit aucune représentation des objets et des processus quantiques mais fait seulement des prédictions probabilistes et statistiques et non des prédictions exactes comme la physique classique, était un sérieux problème pour Einstein. En physique classique, le recours aux probabilités devient nécessaire seulement lorsqu’on veut décrire des systèmes d’une grande complexité mécanique, comme celle des systèmes complexes dynamiques, comme on en a déjà parlé. Et pour Einstein la mécanique quantique devait être assimilée à une théorie de ce genre. Mais Bohr, avec qui donc Einstein a correspondu jusqu’à la fin de sa vie, affirmaient au contraire que c’est le fait qu’on ne peut pas penser les phénomènes quantiques en termes réalistes qui rend nécessaire le recours aux probabilités ou à la statistique, même quand on a affaire qu’à des événements quantiques individuels ou élémentaires. Einstein demeurait toutefois convaincu que « Dieu ne joue pas aux dés » et que la physique devait représenter la réalité sans avoir recours à des actions à distance inquiétante, ou « spooky », comme il disait en anglais. Sauf que finalement, John Bell sur le plan théorique et Alain Aspect sur le plan pratique lui auront finalement donné tort, ce dernier au début des années 1980 avec ses expériences sur l’intrication quantique3. L’intrication ou l’enchevêtrement quantique4 est ce phénomène dans lequel par exemple deux particules vont former un système lié, c’est-à-dire présenter des états quantiques dépendant l’un de l’autre, et ce, quelle que soit la distance qui les sépare ! Et c’est l’existence de cette « non localité » à l’échelle quantique que les expériences d’Aspect ont prouvée, et avec elle l’existence au niveau quantique d’influences instantanées à distance5!

YDR : Oh boy ! On dirait qu’on nage en pleine science-fiction là…

BD : C’était en effet très difficile à accepter pour Einstein, et ce l’est d’autant plus pour le commun des mortels comme toi et moi ! Entre autres, parce qu’on est habitué à l’idée que l’objet de la physique c’est quelque chose de réel, existant en dehors de l’observateur, et donc qui ne devrait pas par exemple dépendre du fait qu’il est soumis ou non à une mesure. C’est pourtant le cas en physique quantique. Si notre appareillage permet de « poser une question » sur la nature ondulatoire à l’électron, par exemple en le faisant diffracter à travers des fentes, eh bien ce qu’on observe sera de nature ondulatoire. Et si nos appareils questionnent plutôt sa nature corpusculaire, par exemple en le détectant avec un écran fluorescent, eh bien sa réponse sera de nature corpusculaire ! En physique quantique plus que partout ailleurs, la nature des appareillages détermine donc le type de phénomènes observés6.

YDR : Ça aussi tu m’avais parlé de ça très tôt dans nos rencontres, comment nos instruments ne font qu’étendre la portée de nos sens, finalement.

BD : Absolument ! Un autre exemple serait le fameux principe d’incertitude de Heisenberg7. Pour avoir une assez bonne idée de la localisation d’un électron, il faut « l’éclairer » avec de petite longueur d’onde, autrement dit de grande énergie, ce qui perturbe la vitesse attribuée à l’électron. Mais si on veut diminuer la perturbation de la vitesse de l’électron en utilisant une lumière de plus grande longueur d’onde, donc de moindre énergie, on a alors qu’une idée très floue de sa position. Il est donc impossible de connaitre exactement et simultanément la position et la vitesse d’un électron. En fait, cette façon de présenter les choses laisse entendre que la particule possède réellement une position et une vitesse précise, mais qu’on ne pourrait pas mesurer, ce qui n’est en fait même pas le cas. C’est pour ça qu’il est préférable de parler du principe d’indétermination plutôt que d’incertitude, en physique quantique.

YDR : Là c’est ma compréhension qui commence à être plus qu’incertaine…

BD : T’as raison, c’est tellement facile de se perdre avec des affaires-là. Si on revient plutôt à la vision des choses de Niels Bohr, pour lui il est clair qu’on ne peut pas séparer le comportement des objets atomiques de leur interaction avec les appareils de mesure qui définissent leurs conditions d’existence. Et c’est ici que certains pensent que ce pourrait être l’observateur qui serait responsable d’un autre aspect fondamental de la théorie quantique, c’est-à-dire son passage au niveaux sus-jacents de la physique classique par la réduction ou l’effondrement de la fonction d’onde (S1). Ce qui devient une thèse subjectiviste très forte, trop selon certains, qui a suscité des controverses interminables8.

YDR : Tu repars là, tu repars… Reste avec moi, reste avec moi…

BD : (rire) J’essaie, je t’assure. Tout ça nous ramène d’ailleurs à la forme particulière de réalisme d’Einstein concernant la connaissance, une forme avec une certaine dose de « subjectivisme » au sens plus large, si l’on peut dire. Car Einstein accepte le fait que la pensée humaine crée des catégories et des concepts pour connaître le monde, et que ces inventions ou ces hypothèses sont un acte cognitif inévitable pour connaître la réalité matérielle. Il écrivait par exemple : « Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur.9» Einstein semblait donc, malgré sa position « réaliste » sur le monde, s’intéresser aux processus cognitifs qui mènent à la connaissance de ce monde. Il accordait une place centrale à la création de concepts pour la découverte scientifique. Ce qui l’avait amené à écrire que « l’éternel mystère du monde est sa compréhensibilité.10». Il s’en serait peut-être moins étonné, et là c’est pure spéculation de ma part, s’il avait eu accès aux travaux des sciences cognitives contemporaines qui placent la « catégorisation / analogie » au cœur de la pensée (B1), ce qui permet d’attribuer du sens aux choses. Ou s’il avait pu prendre une perspective évolutive et énactive qui l’aurait fait remonter jusqu’à la nature incarnée de nos mondes de signification, et jusqu’au lien intime qui a toujours uni la cognition et la vie : la nécessité de connaître pour survivre…


  1.  La réalité sans le réalisme. Penser (avec) l’impensable en physique et en philosophie (2018) ↩︎
  2. La philosophie « réaliste » d’Einstein (2016) ↩︎
  3. Expérience d’Aspect (Wikipédia) ↩︎
  4. Intrication quantique (Wikipédia) ↩︎
  5. Les inégalités de Bell et les expériences d’Alain Aspect (2020) ↩︎
  6. Regards sur la matière (1993) ↩︎
  7. Principe d’incertitude (Wikipédia) ↩︎
  8. Leçon n° 5 : penser information plutôt que réalité (2018) ↩︎
  9. Albert Einstein – The Evolution of Physics (co-written with Leopold Infeld) (1938) ↩︎
  10. La religion cosmique d’Einstein (2003) ↩︎